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Les fausses promesses de la méthode Toyota

par François Desriaux / avril 2012

Censé réconcilier l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation de la productivité, en promouvant la participation des salariés, le lean est partout, dans l'industrie, mais aussi dans les services. Même les fonctions publiques s'y convertissent.

Adieu Taylor et Ford, vive le toyotisme, dont le lean est la théorisation ! Ce n'est pas juste un modèle de rationalisation, c'est presque une religion.

Sauf que, à l'usage, le lean ne tient pas ses promesses. Les salariés déchantent quand, au terme d'une concertation tronquée, ils souffrent dans leurs articulations du renforcement de l'intensification du travail et, dans leur tête, de devoir contenir leur expérience et leurs aspirations.

Ces travers ne sont pas le fruit de pratiques déviantes. Non, le lean est fondé sur un modèle erroné du fonctionnement de l'homme au travail, qui neutralise sa capacité d'initiative, sa créativité, son pouvoir d'agir. Autant de ressources sans lesquelles on ne peut produire de la qualité. Autant de sujets d'un débat que les représentants du personnel peuvent initier avec les salariés, pour prendre au mot les promesses du lean

" A l'usine Toyota de Nagoya, au Japon... "

par Martine Rossard / avril 2012

Presque quarante ans après la sortie du livre de Satoshi Kamata Toyota, l'usine du désespoir, dont il a préfacé la réédition, Paul Jobin, sociologue spécialiste de l'Asie de l'Est, juge que le toyotisme au Japon n'a rien perdu de sa nocivité.

Quel bilan faites-vous du toyotisme au Japon et de ses effets sur la santé des salariés ?

Paul Jobin : Le " modèle " Toyota et ses nouveaux modes de production, apparus dès les années 1960, ont essaimé dans les années 1970, jusqu'à s'imposer aux Etats-Unis et en Europe à partir des années 1980. Ils se sont perfectionnés au point d'intégrer la santé au travail dans le système, afin d'augmenter les cadences. A l'usine de Nagoya, au Japon, des ergonomes et médecins du travail tentent d'adapter les postes avec le souci de réduire la pénibilité, mais surtout avec l'objectif d'accroître la productivité. Avec la chasse aux temps morts, les salariés n'ont plus le temps de souffler et vont aux limites ou au-delà de ce que le corps humain peut supporter. Ça passe ou ça casse. Je n'ai pu obtenir les statistiques sur les accidents et maladies professionnels à Nagoya, où sévit une pression énorme pour empêcher leur reconnaissance. Comme dans d'autres entreprises japonaises, l'employeur propose un arrangement financier discret, notamment en cas de décès ou de suicide dû au " surtravail " (karoshi et karô jisatsu

Existe-t-il des contre-exemples ?

P. J. : Il faut revenir sur le cas de Ken'ichi Uchino, 30 ans, contremaître chez Toyota à Nagoya, emporté en 2002 en pleine nuit à l'usine par un infarctus du myocarde. Ses collègues ont souligné son implication dans le travail. Sa femme a comptabilisé 255 heures supplémentaires dans les trois mois précédant sa mort. Mais l'employeur ne considérait pas sa participation aux formations, cercles de qualité, réunions entre " experts " ou visites chez les sous-traitants comme du temps de travail. Il contestait aussi les responsabilités assumées par la victime, pourtant soumise au travail à la chaîne et à la pression des objectifs comme membre de l'encadrement. Contrairement aux autres familles de victimes, celle de Ken'ichi a refusé un dédommagement officieux. Mais il lui aura fallu cinq ans et le soutien du syndicat minoritaire All Toyota Labor Union (ATU) pour obtenir la reconnaissance du caractère professionnel du décès.

Les syndicats et la société se mobilisent-ils ?

P. J. : Les entreprises japonaises conçoivent et utilisent les syndicats comme une annexe du service du personnel, une sorte de courroie de transmission. A Nagoya, le syndicat maison n'intervient pas ou peu sur les questions de surmenage, d'horaires variables, de cadences ou de risques professionnels, dénoncés par Satoshi Kamata et toujours en vigueur. ATU, créé en 2005 et mobilisé sur ces problèmes, ne compte que 20 membres, à comparer aux 60 000 du syndicat maison de Toyota et aux 300 000 de celui des sous-traitants. Mais il a uni ses forces à celles de médecins et d'avocats pour alerter l'opinion sur la hausse du nombre des suicides et décès dus au surtravail. La mobilisation a permis d'obtenir que les maladies cérébro et cardiovasculaires soient introduites dans le régime d'indemnisation des maladies professionnelles. D'autre part, des associations de victimes ont su convaincre de grands syndicats, des partis politiques et des médias d'intervenir - avec succès - contre la déréglementation des heures supplémentaires pour les cadres envisagée par le gouvernement. Mais il reste à construire une véritable politique de prévention, notamment des troubles musculo-squelettiques, qui touchent un grand nombre d'ouvriers dans l'automobile.

A lire
  • Toyota, l'usine du désespoir, par Satoshi Kamata, Demopolis, coll. Document, 2008.

  • " La mort par surtravail et le toyotisme ", par Paul Jobin, Les mondes du travail n° 6, septembre 2008.

  • Maladies industrielles et renouveau syndical au Japon, par Paul Jobin, éditions de l'EHESS, 2006.