"Difficile de percevoir une avancée sociale"

entretien avec Francis Meyer, juriste, enseignant-chercheur à l'Institut du travail de l'université de Strasbourg
par Isabelle Mahiou / avril 2016

Que vous inspire la démarche du compte personnel de prévention de la pénibilité (C3P) ?

Francis Meyer : Même si, dans le cadre du C3P, l'évaluation des expositions et des droits acquis au titre de la pénibilité est "personnelle", on revient à une démarche davantage collective. Une perspective qui avait soulevé l'opposition des représentants patronaux - ils craignaient de reconstituer un mécanisme de préretraite - lors de la négociation interprofessionnelle sur la pénibilité, qui s'est soldée par un échec en juillet 2008. Ce retour est entériné, au nom de la simplification, par la loi du 17 août et les décrets de décembre 2015, avec la possibilité pour les employeurs de s'appuyer sur un référentiel de branche, ou un accord de branche étendu, afin d'évaluer l'exposition de leurs salariés. Mais vaut-il mieux disposer d'un système collectif pas tout à fait au cordeau ou se noyer dans des expertises individuelles sans effectivité au bout du compte ?

Autre question, la détermination des situations de travail déclenchant l'attribution de points se fait en dehors des salariés. L'employeur n'est pas obligé de partager l'information avec les représentants du personnel, notamment le CHSCT. Pour le salarié en désaccord, la contestation ne sera pas facile. Il devra se tourner d'abord vers l'employeur, puis, en cas de rejet, vers la caisse d'assurance retraite et de la santé au travail. Mais faire de celle-ci le juge de l'évaluation de la pénibilité a peu de chances de fonctionner, faute de moyens et de compétences.

Les critères d'appréciation des expositions continuent de poser problème...

F. M. : Il y a déjà eu des révisions sur des facteurs. Sur le bruit notamment, qui entre en vigueur en juillet. Le seuil a été monté de 80 à 81 décibels (protection individuelle comprise), 600 heures par an. Ce taux flirte avec un processus de réparation, non de prévention. Difficile d'imaginer que beaucoup de gens seront concernés.

Autre problème, sur le travail répétitif : 30 actions techniques au moins par minute sur une durée de 900 heures. C'est moins que le rythme auquel sont posés les élastiques aux pattes des poulets dans un abattoir. Mais dans le secteur automobile, la pénibilité n'a plus rien à voir : elle vient d'une décomposition du temps au long cours où il n'y a plus d'interruption du geste. D'une façon générale, les salariés polyvalents, dans la grande distribution ou la logistique par exemple, ne rempliront jamais aucune des conditions. Chez les gens très mobiles, contrats courts ou intérimaires, ce ne sera pas non plus facile à repérer. Cette déconnexion entre les critères et la réalité est mal vécue par les syndicalistes à qui j'enseigne. Ils peinent à percevoir le C3P comme une avancée sociale.

Qu'en est-il du risque juridique associé au C3P ?

F. M. : Vu la complexité du dispositif, le contentieux ne risque guère de porter sur la reconnaissance des expositions. C'est différent pour la réparation : les dispositifs de prévention sont mobilisés par les victimes quand le risque est réalisé. D'où la prudence des employeurs sur les questions de traçabilité et la pression exercée pour faire disparaître les fiches de suivi individuelles, puisque l'enjeu est de déterminer s'ils ont respecté leur obligation de sécurité. En tout cas, à part dans la possibilité de consacrer ses points à de la formation - et en les cumulant avec ceux du compte personnel de formation, on peut arriver à des enseignements assez qualifiants -, le C3P penche davantage du côté de la compensation que de la prévention. En outre, monnayer de mauvaises conditions de travail à travers un salaire différé et la perspective d'un départ anticipé est toujours une dérive possible.