"L'organisation du travail est devenue harcelante"

entretien avec Rachel Saada, avocate
par Clotilde de Gastines / octobre 2016

Y aura-t-il un avant et un après France Télécom ?

Rachel Saada : Certainement. Dans la représentation collective, France Télécom et Renault étaient des entreprises à la pointe du progrès. Renault était une sorte de laboratoire social où travaillaient des ouvriers et des ingénieurs fiers de fabriquer des voitures de qualité. France Télécom représentait l'innovation et était perçue comme un service public dans lequel le client restait un usager. Ce qui est intolérable, c'est que cela se soit produit dans des entreprises du secteur public, où sont censés oeuvrer des serviteurs de l'Etat. D'un patron voyou et cupide, on n'espère peu ou rien, mais d'un patron du public, on attend qu'il ait une morale. Avec ces morts, on a assassiné l'espoir d'une entreprise respectueuse de l'être humain. La blessure est profonde pour tous.

Les pratiques de harcèlement moral ont-elles évolué ?

R. S. : Oui, comme pour tout type de délinquance. Le délinquant patronal change avec son époque ! Le harcèlement évolue nécessairement : les connaissances sur le sujet se diffusent ; les directions sont plus habiles, plus averties, soutenues par des juristes compétents qui leur conseillent quelles précautions prendre. On ne placardise plus aussi abruptement et l'humiliation se raffine. C'est désormais par son boulot qu'on est poursuivi. L'organisation du travail est devenue harcelante. Et vous n'avez pas le droit de la critiquer, toute expression étant vécue comme une trahison.

En quoi l'organisation du travail est-elle devenue harcelante ?

R. S. : Le surmenage, le suicide et les tentatives de suicide prospèrent sur trois terreaux. Primo, la charge de travail s'accroît. A la fois la charge horaire - non déclarée, la plupart du temps - et la charge mentale, avec une densification des journées de travail, une obligation de polyvalence et des interruptions incessantes. Secundo, vous êtes obligé de rendre compte en permanence de vos actes. Les outils numériques ont mis le travail en coupe réglée. Tout est tracé, donc tout le monde est sur le qui-vive. Enfin, tous les processus de production sont standardisés, il faut suivre une procédure, subir des logiciels de gestion, remplir formulaire sur formulaire, tableau sur tableau, tous ces documents étant par ailleurs déconnectés du travail réel. Si bien que les salariés ont très peu d'autonomie, se sentent hypersurveillés, développent des peurs bien légitimes et ne peuvent pas mettre leur intelligence au service de leur travail.

Comment voyez-vous l'issue du procès France Télécom ?

R. S. : Tout va se passer à l'audience et dépend des auditions, des pièces et des questions aux témoins. Les débats, souvent longs et intenses, vont permettre aux juges de déterminer si le délit est constitué. Mais la présomption d'innocence prévaut, c'est au procureur et à la partie civile de prouver le délit, tandis qu'au civil la charge de la preuve est aménagée.

Les peines encourues sont l'emprisonnement d'un ou deux ans et une amende. En général, les dirigeants ou les DRH condamnés obtiennent du sursis, parce qu'ils n'ont pas de casier judiciaire et parce que ce n'est pas l'usage en France d'enfermer un dirigeant !

Si l'on observe la politique pénale en droit du travail, on constate que la lutte contre le harcèlement moral est loin d'être une priorité. Dans tous les cas, pour en arriver jusqu'au procès, le soutien et l'intervention syndicale sont décisives et permettent de restituer la dimension collective du harcèlement.