" La rencontre de l'ergonomie avec la sécurité industrielle ne va pas de soi "

par Martine Rossard / octobre 2011

Du 14 au 16 septembre dernier, la Société d'ergonomie de langue française a débattu de ce que l'analyse du travail réel pouvait apporter à la prévention du risque industriel. Un thème cher à Irène Gaillard, ergonome.

En quoi l'analyse de l'activité, propre à l'ergonomie, et la prise en compte du travail réel peuvent-elles améliorer la prévention du risque industriel ?

Irène Gaillard : L'ergonomie et la prévention des risques industriels coexistent depuis longtemps mais ne se rencontrent pas toujours. Pour l'heure, la place accordée à l'ergonomie est directement liée, dans chaque branche industrielle, à la prise en compte ou non par les directions du rôle des individus et des collectifs. La sécurité industrielle a sa propre logique, construite à partir de procédures et de réglementations. Elle s'appuie sur les sciences de l'ingénieur, sur des probabilités, des arbres de défaillance. L'ergonomie, quant à elle, montre comment l'activité des salariés contribue à la sécurité et au risque, à partir des logiques d'action et des situations de travail. Elle explique pourquoi les prescriptions et les procédures ne sont pas toujours suivies. Elle mobilise des modèles et des méthodes d'analyse des activités pour améliorer la performance globale du système et les conditions de travail. La rencontre entre ergonomie et sécurité industrielle ne va pas de soi. L'arrivée des sciences humaines et sociales dans la sécurité industrielle nécessite d'ajuster outils et méthodes dans un mouvement réciproque.

Lorsque vous évoquez une gestion intégrée des risques, qu'entendez-vous par là ?

I. G. : Il s'agit d'accorder aux risques la même importance qu'à d'autres fonctions, comme la qualité, afin qu'ils soient pris en compte par le management dans toutes les décisions. Le traitement des risques doit être intégré dans l'ensemble du fonctionnement de l'entreprise, en impliquant tous les niveaux de la hiérarchie. Dans la pratique, les entreprises les plus développées sur ce point sont les plus concernées par la question des risques.

L'approche ergonomique est-elle répandue dans les industries à risque ?

I. G. : L'ergonomie est présente depuis sa fondation dans les établissements industriels. Elle y est entrée pour répondre aux problèmes de santé qui se posaient et aussi pour concevoir et améliorer le matériel, les espaces de production, les lignes, aider à l'introduction de nouvelles technologies, comprendre et améliorer les pratiques de travail. Les industries les plus confrontées aux risques ou à la pression de l'opinion ont déjà intégré l'approche ergonomique. C'est le cas notamment du contrôle aérien, des compagnies aériennes, du transport ferroviaire, des constructeurs d'avions, des constructeurs automobiles, du nucléaire. L'approche ergonomique y est utilisée pour le traitement de problèmes de santé au travail, comme les troubles musculo-squelettiques, pour la conception de systèmes, l'aménagement des situations de travail... L'industrie chimique, elle, commence à s'y intéresser plus systématiquement.

Que peut-on attendre des pouvoirs publics en matière de prévention du risque industriel ?

I. G. : A la suite de la catastrophe d'AZF, les pouvoirs publics ont commandité des expertises, aujourd'hui disponibles sur Internet. L'Assemblée nationale a fait une enquête. Des débats publics ont eu lieu... La loi Bachelot relative à la prévention des risques technologiques et naturels et à la réparation des dommages a été votée en juillet 2003. On y trouve notamment des mesures pour améliorer le dialogue social, le fonctionnement des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT), la coopération entre direction et salariés, la prise en compte de la sous-traitance... Mais il faudrait surtout que les pouvoirs publics agissent pour la mise en oeuvre concrète des lois et réglementations. Il faut des conseillers, des inspecteurs et des moyens à la hauteur des missions imparties aux directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte), aux caisses d'assurance retraite et de la santé au travail (Carsat)... D'ailleurs, une approche ergonomique de leur propre travail serait utile... Quant aux CHSCT, ils semblent avoir souvent du mal à couvrir tout leur champ de compétences.

Quel est, de votre point de vue, l'apport du congrès de la Société d'ergonomie de langue française ?

I. G. : Pour moi, un tel congrès constitue un espace de discussion et un lieu de formation, dans la mesure où il permet de prendre connaissance de nombreux travaux. C'est également un lieu de rencontre entre collègues, principalement entre ergonomes mais aussi avec d'autres professionnels qui souhaitent intégrer l'approche ergonomique à leur pratique, tels que des médecins du travail, des préventeurs, des responsables de service de sécurité... Le congrès permet aussi des débats sur les outils et les méthodes de l'ergonomie.

Différentes approches de la sécurité

Lors du dernier congrès de la Société d'ergonomie de langue française (Self), Irène Gaillard a rappelé que, depuis ses origines, l'ergonomie intervient dans des systèmes à risque et que, au sein de ceux-ci, la notion de sécurité recouvre plusieurs facettes, à savoir :

  • la sécurité réglée, qui renvoie à des procédures, décisions et dispositifs de sécurité ;
  • la sécurité gérée, qui correspond à l'activité réelle et à la prise en compte des savoir-faire ;
  • la sécurité négociée, qui concerne les discussions ou accords sur ce qui est acceptable ou non en matière de risque ;
  • la sécurité professionnalisée, qui relève de l'intervention des préventeurs, experts, médecins du travail, ergonomes, psychologues... ;
  • la sécurité intégrée, qui signale un engagement général pour la sécurité.