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Vie pro / Vie perso : la fin des frontières

par François Desriaux / juillet 2014

"Travailler ou vivre, il faut choisir !" Verra-t-on un jour fleurir ce slogan, à l'instar de celui lancé par la Prévention routière, "Boire ou conduire..." ? Entre le travail du dimanche, l'explosion des horaires atypiques et le fil à la patte que représente la généralisation des smartphones et autres ordinateurs portables, les limites temporelles entre la vie personnelle et l'activité professionnelle deviennent plus floues. Le trop-plein de la vie de travail déborde largement sur les loisirs et la famille, notamment pour les cadres. Dans la grande distribution ou le nettoyage, la journée commence tôt et finit tard, avec des coupures sans réelle liberté de disposer de son temps. Dans la maintenance, c'est sa vie qu'il faut traîner avec soi, au gré des chantiers.

Préserver un équilibre entre ces temps professionnels et privés est un enjeu de santé et de réalisation de soi, les salariés voulant pouvoir mener de front plusieurs projets, professionnels et personnels. Favoriser cette conciliation est une des dispositions de l'accord national interprofessionnel sur la qualité de vie au travail de juin 2013. Mais son contenu reste vague et peu contraignant. Et pour cause. Les entreprises veulent conserver une grande disponibilité de leurs salarié(e)s, en évitant juste les excès et... les perturbations du travail par les aléas de la vie privée. Dans ce dossier, nous défendons un autre point de vue : c'est en priorité sur le travail, son organisation, son contenu et ses horaires qu'il faut agir.

"On s'intéresse peu à l'impact du travail le dimanche"

par Nathalie Quéruel / juillet 2014

Sociologue, Jean-Yves Boulin constate que le travail dominical peut déstabiliser la vie sociale de ceux qui y sont exposés, alors qu'ils sont souvent déjà soumis à d'autres formes de précarité. Une réalité peu prise en compte.

Quels sont les enjeux posés par le travail du dimanche ?

Jean-Yves Boulin : Aujourd'hui, le débat se concentre sur l'ouverture dominicale des commerces. Le travail ce jour-là n'est pas remis en cause dans les fonctions régaliennes de l'Etat - la santé, la sécurité, etc. - ni dans les activités qui assurent une continuité à la vie sociale : les transports, les cafés-restaurants, les loisirs culturels et sportifs. Pourquoi cette cristallisation dans ce secteur ? Deux logiques s'opposent : d'un côté, les tenants de la flexibilité du travail attendent un surcroît de compétitivité pour l'économie et donc la création d'emplois ; de l'autre, les partisans des dimanches non travaillés défendent ce jour de repos particulier pour la tradition religieuse ou la préservation de la vie de famille. En réalité, on s'intéresse peu à l'impact du travail le dimanche sur la vie des Français, y compris dans le rapport de Jean-Paul Bailly1 . C'est pourtant indispensable.

Quel est cet impact ?

J.-Y. B. : Selon les données du ministère du Travail, en 2008, près de 8 millions de personnes étaient concernées : 6,5 millions de salariés - soit 28 % du salariat - et 1,5 million de commerçants, agriculteurs, artisans. Les femmes représentent globalement 48,6 % de ces personnes, mais elles sont plus nombreuses à travailler régulièrement ce jour-là (53 %, contre 46 % des hommes), et cette proportion augmente depuis les années 1990. Ce qu'on constate, c'est que les travailleurs du dimanche travaillent aussi assez massivement le samedi. Souvent, ils sont déjà en horaires atypiques, ont des semaines longues ou décalées, subissent des temps partiels marginaux, avec des journées qui commencent tôt et se terminent tard. La dernière vague de l'enquête Emploi du temps de l'Insee, réalisée en 2010, montre que le travail le dimanche a des conséquences sur la vie personnelle : le temps consacré au conjoint, aux enfants, aux amis diminue sensiblement, ainsi que celui consacré aux loisirs. Or ce temps de la sociabilité ne se rattrape pas en semaine, parce que les proches ne sont pas disponibles et que les infrastructures sont moins accessibles. Il est complexe d'établir les effets du travail du dimanche sur la santé, sauf à prendre en compte les conditions de travail plus difficiles évoquées plus haut et une forme d'isolement social, qui peut finir par peser sur la santé mentale. Les enjeux d'une extension sont donc cruciaux, sachant que le travail dominical des uns entraîne en cascade celui des autres, dans les transports, la garde d'enfants, etc.

A quelles conditions une extension du travail dominical ne serait-elle pas préjudiciable aux salariés ?

J.-Y. B. : Le législateur doit fixer les grands principes, des règles simples au niveau national, sur la rémunération, les repos compensateurs, le volontariat. On voit comment cette dernière notion est facile à instrumentaliser en situation de crise et de sous-emploi. Il faut qu'il y ait ensuite une large concertation locale pour décider ce qui peut être ouvert ou non le dimanche. Quand on demande aux habitants d'une ville moyenne ce qu'ils aimeraient, par exemple à Brive, où j'ai mené une étude qualitative, les commerces n'arrivent qu'en quatrième position ; ce qu'ils citent d'abord, ce sont des lieux de rencontre, des lieux où on fait société. Or les dimanches à Brive ne sont pas les mêmes qu'à Roubaix ou Grenoble : le temps et l'environnement patrimonial sont différents. C'est donc au niveau des territoires qu'il faut réfléchir à l'utilité sociale des ouvertures du dimanche.

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    Rapport sur la question des exceptions au repos dominical dans les commerces : vers une société qui s'adapte en gardant ses valeurs, remis au Premier ministre en décembre 2013.