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"Un marché de la santé au travail s'est développé"

entretien avec Duarte Rolo, psychologue clinicien, enseignant à l’université Paris-Descartes et membre de l’équipe de recherche « psychodynamique du travail et de l’action » au Conservatoire national des arts et métiers
par Elsa Fayner / octobre 2017

Comment intervenir aujourd'hui sur la souffrance au travail ? Cette question sera au coeur du 9e Colloque international en psychodynamique et psychopathologie du travail, à Paris, les 19 et 20 octobre prochain. Entretien avec Duarte Rolo, l'un de ses organisateurs.

Pouvez-vous nous rappeler ce qu'est la psychodynamique du travail ?

Duarte Rolo : La psychodynamique du travail est l'étude du rapport entre subjectivité et organisation du travail. C'est une discipline relativement jeune, qui a vu le jour au début des années 1990 à l'initiative de Christophe Dejours. Aujourd'hui, elle recouvre à la fois un champ de connaissances, avec une activité de recherche, et une pratique d'intervention qui se décline sous différentes formes. Le colloque vise à dresser un état des lieux de ces pratiques.

Quels types de pratiques observez-vous aujourd'hui ?

D. R. : Au départ, il y avait un modèle qui était l'enquête collective. Les travailleurs exprimaient une demande sur une question de santé au travail. Il s'agissait de les réunir pour discuter de leur souffrance et du travail réel. Au fur et à mesure, et notamment depuis le début des années 2000, se sont développées des pratiques de consultations individuelles inspirées de la psychopathologie et de la psychodynamique du travail. De nombreux médecins du travail se sont formés, puis des psychologues du travail et des psychologues cliniciens. Un réseau de consultations en souffrance au travail, autour de Marie Pezé, s'est créé en France et à l'étranger.

Et au-delà du corps médical ?

D. R. : Des juristes, des avocats, des magistrats mobilisent en effet aujourd'hui des connaissances liées à la psychodynamique du travail. Cela a été le cas lorsque Renault a été condamné pour faute inexcusable de l'employeur après le suicide d'un salarié : l'avocate Rachel Saada s'était beaucoup appuyée sur cette discipline. Des syndicalistes mobilisent aussi des concepts de la clinique du travail. De même que des conseillers d'insertion, des formateurs en entreprise. Ou encore des journalistes, des auteurs, des metteurs en scène. Qu'est-ce que cela leur apporte ? Finalement, nous ne savons pas vraiment comment ils travaillent, comment ils mobilisent ces connaissances scientifiques dans leur pratique, quels sont les bricolages de terrain, pour quels résultats, avec quelles limites.

Justement, quelles sont les limites que vous rencontrez aujourd'hui ?

D. R. : Depuis les suicides au travail et les lois sur la prévention des risques psychosociaux, le cadre légal a évolué, tandis qu'un marché de la santé au travail s'est développé, ce qui modifie la demande. A présent, des employeurs peuvent nous demander des interventions qui servent quasiment de couvertures juridiques pour eux. Les rapports de domination ont changé aussi. Dans le secteur public, notamment, nous arrivons à des situations beaucoup plus dégradées qu'avant.

On nous demande de plus en plus d'intervenir auprès des cadres. La position de l'encadrement est devenue plus délicate. Nous assistons à une reprise en main managériale, avec des consultants en risques psychosociaux aux méthodes parfois discutables. Est-il encore possible d'intervenir avec nos connaissances, compte tenu de ces évolutions sociales et politiques ? Comment la discipline peut-elle encore espérer avoir une action de transformation sociale ? Quels sont les risques de la médiatisation de la santé au travail ? Et ses avantages ? Nous souhaitons poser ces questions.