1909-1914 : un syndicat médical solidaire des ouvriers

par Judith Rainhorn maître de conférences en histoire contemporaine à l'université Lille-Nord de France (Valenciennes), membre de l'Institut universitaire de France / avril 2013

A la veille de la Grande Guerre, l'éphémère Syndicat national de médecine sociale clama sa solidarité avec les ouvriers, qu'il entreprit de mobiliser contre les risques du travail. Une position marginale, attaquée de toutes parts.

Il y a bientôt vingt ans que la jeune Maria Blondeau [...] arrosait de son sang les pavés de Fourmies pour avoir affirmé, en ce premier jour de mai, son espérance et sa foi en une société meilleure. Pas plus que nos frères, ouvriers des champs et des villes, nous n'avons oublié ! [...] Nous tendons notre main à tous les exploités en lutte pour leur émancipation." Ce n'est pas dans les colonnes d'une feuille ouvrière que l'on peut lire cette profession de foi le 1er mai 1909, mais à la une d'un journal médical, écrit par des médecins, pour des médecins. La Médecine sociale, c'est son nom, est l'organe du tout jeune Syndicat national de médecine sociale (SNMS), qui a pour fondement l'entente avec les organisations ouvrières sur les questions de santé au travail - on parle alors d'"hygiène industrielle" ou d'"hygiène des ateliers". Une doctrine syndicale pour le moins marginale, à une époque où l'exaltation de la lutte des classes et les conflits du travail occupent le devant de la scène.

A l'origine du SNMS, le Dr Désiré Verhaeghe, un jeune médecin socialiste lillois. Brillant trublion, il s'illustre par ses frasques internationalistes au sein de la faculté de médecine et par le report de sa soutenance de thèse de doctorat - portant sur l'alcoolisme comme pathologie sociale - par un jury qui en juge le contenu trop politique. Menant de front carrières médicale et politique, Verhaeghe conseille dès 1900 les syndicats ouvriers lillois en matière de santé et met sur pied, à la Bourse du travail, un "secrétariat ouvrier d'hygiène" doté d'une clinique, d'un service juridique et d'une bibliothèque.

Rendre visibles les effets délétères du travail

Le contexte, pourtant, n'est pas favorable. En ce début du XXe siècle, médecine et travail industriel sont encore largement étanches l'un à l'autre. Si les sociétés de chemin de fer et les compagnies minières ont progressivement institué, à partir des années 1860, un service médical d'entreprise, l'immense majorité des ouvriers blessés n'a comme seul recours que le médecin de ville visité en urgence. Par ailleurs, alors qu'elles incitent à la grève au sujet des salaires et de la durée du travail, les organisations ouvrières ne considèrent pas comme prioritaires les revendications sanitaires.

Combat de médecins dans l'arène judiciaire

Le procès que la puissante Compagnie des mines de Lens (Pas-de-Calais) intente en 1909 au Dr Hémery, un généraliste membre du Syndicat national de médecine sociale (SNMS), illustre le conflit entre les médecins "des ouvriers" et ceux "des patrons". Hémery est accusé d'avoir délivré un certificat médical de complaisance à un mineur blessé, alors que le médecin de la Compagnie, visitant deux jours plus tard l'ouvrier convalescent, a constaté l'absence de lésion et mis en doute la réalité de l'accident, en dépit des témoins oculaires. Le SNMS dénonce systématiquement l'"optimisme exagéré" de la médecine patronale, en particulier du service médical des mines de Lens, qui nie ou sous-estime les blessures et prévoit toujours une guérison inconsidérément rapide des accidentés.

Le soutien du Dr Hémery s'organise. Les journaux syndicaux La Voix du mineur et La Voix des verriers témoignent de la solidarité des ouvriers lensois à l'égard du médecin inculpé, dénonçant les malversations de la compagnie minière pour se défaire de celui qui est, selon le SNMS, "devenu un obstacle sérieux à l'oppression par la Mine des blessés du travail". Au terme d'un an de procédure, la victoire commune est triomphale : le tribunal de Béthune acquitte Hémery et condamne la Compagnie, attestant par là l'existence, au sein de la médecine patronale, de pratiques douteuses qui remettent en cause le fonctionnement de la loi de 1898 sur les accidents du travail.

Le SNMS envisage le problème "au ras du sol". La Médecine sociale pointe les conditions de travail délétères dans l'industrie : journées interminables, charges trop lourdes, absence d'espaces destinés à la toilette, aux repas et au repos, infractions répétées à la réglementation... Pour étayer leurs déclarations tonitruantes, les médecins du SNMS mènent à Lille, Lyon ou Rouen, dans les filatures textiles ou sur les chantiers de bâtiment où les peintres s'empoisonnent à la céruse, des enquêtes épidémiologiques avec la participation de syndicats ouvriers encore embryonnaires. Contrairement aux nombreuses enquêtes sociales et hygiénistes qui ont fleuri dans les milieux réformateurs au XIXe siècle, celles-ci donnent la parole aux acteurs, qui disent le surmenage et l'usure des corps au travail - parfois jusqu'à l'épuisement et la mort.

L'alcool, objet de conflit

L'objectif du SNMS est double : d'une part, diffuser un discours rompant avec les propos moralisateurs des hygiénistes et les reproches condescendants des entrepreneurs sur la "malpropreté" des ouvriers, leurs "moeurs dissolues" et leur "imprévoyance" ; d'autre part, mobiliser les syndicats sur les enjeux sanitaires et leur apporter le savoir scientifique pour lutter efficacement contre les poisons industriels et les accidents de machine. Fréquent objet de friction, la question de l'alcool est emblématique des obstacles à surmonter pour cette mobilisation commune : alors que le SNMS, loin de toute culpabilisation, dénonce l'alcoolisme ouvrier comme un instrument de domination du patronat et un facteur d'accidents au travail, certains syndicats défendent cet élément de la culture populaire, s'insurgeant contre l'exclusion du vin dans les ateliers.

Ainsi, à l'heure où des débats intellectuels majeurs construisent la question de l'hygiène industrielle, ces médecins marginaux participent avec enthousiasme aux congrès d'hygiène organisés par des groupements ouvriers, à plusieurs reprises à Paris entre 1904 et 1911 ou à Rennes en 1909. Le soutien entre médecins et organisations ouvrières s'avère parfois réciproque : le SNMS apporte des subsides aux ouvriers en grève, tandis que ceux-ci votent régulièrement des motions de solidarité avec les médecins syndiqués qui sont inquiétés.

Une alliance jugée "contre nature"

Car l'action du SNMS doit faire face à l'hostilité de la grande masse des médecins, des patrons d'industrie et des compagnies d'assurances qui indemnisent les risques du travail. Les instruments de leur offensive acharnée varient, allant de l'intimidation à l'exclusion disciplinaire, et même à la mise en cause pénale (voir encadré). Considérée par beaucoup comme "contre nature", l'alliance médecins-ouvriers reçoit donc les coups d'un corps médical qui peine à s'ouvrir, mais également ceux d'une nébuleuse syndicale qui, en s'institutionnalisant, se montre de plus en plus opposée à tout rapprochement avec la "bourgeoisie

L'originalité de cette alliance explique probablement son faible succès - le SNMS ne compte à son apogée, en 1914, que quelques centaines de membres en France - et son caractère éphémère : il s'éteint avec la mobilisation militaire de ses membres fondateurs et ne renaîtra pas après la guerre. Le combat de ces jeunes praticiens qui estiment "que le temps n'est plus où le médecin peut s'isoler dans sa tour d'ivoire, qu'il doit prendre part aux luttes sociales" ne trouvera guère écho pendant plusieurs décennies. Mais il préfigure d'autres mobilisations communes, à la marge des mondes médical et ouvrier, dans les années 19701

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    Voir "La lutte des Penarroya contre le plomb", Santé & Travail n° 62, avril 2008.

En savoir plus
  • "Les congrès d'hygiène des travailleurs au début du siècle, 1904-1911", par Michel Bouillé, Le Mouvement social n° 161, 1992.

  • "Les syndicats de médecins contre l'organisation de la protection sociale, tout contre", par Marc Brémond, Pouvoirs n° 89, avril 1999.

  • Mutualistes et médecins. Conflits et convergences, XIXe et XXe siècles, par Pierre Guillaume, Les Editions de l'Atelier, 2000.