1934 : premiers diplômés en médecine du travail

par Catherine Omnès professeure en histoire (université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines) / avril 2012

En 1934, un diplôme de médecine du travail est délivré pour la première fois, conférant à la jeune discipline une légitimité universitaire. Ce n'est que vingt-cinq ans plus tard qu'il deviendra obligatoire pour exercer la profession.

Dans la liesse de la Libération, les promoteurs de la loi sur la médecine du travail du 11 octobre 1946 se sont attribué un peu hâtivement des mérites qui sont battus en brèche par les travaux historiques récents. Certes, l'instauration d'un système obligatoire de surveillance de la santé au travail par la création d'une médecine préventive est directement héritée de l'immense chantier social issu du Conseil national de la Résistance, mais il n'est pas exact de prétendre que la France était pionnière dans ce domaine ou encore que cette loi était une création ex nihilo. Des phénomènes de continuité, par-delà les ruptures politiques, sont désormais mis en évidence, ainsi que des filiations entre l'ébauche de la médecine du travail décrite en 1917 dans La main-d'oeuvre nationale après la guerre, ouvrage des Drs Pierre Mazel et Jules Leclercq, et les textes fondateurs des années 1940. Peu à peu se substitue à la représentation d'une rupture soudaine, associée au contexte exceptionnel de la Libération, celle d'un processus d'élaboration de la médecine du travail. Dans ce processus de longue durée, la formation reste un angle mort. Un thème qu'il convient pourtant d'étudier, dans la mesure où le diplôme joue un rôle non négligeable dans la construction d'une profession et d'une discipline nouvelles, qu'il s'agisse de leur statut, de leurs valeurs ou encore de leur position sociale.

Le projet de donner un fondement universitaire à la jeune discipline de médecine du travail germe en France au tournant des années 1920 et 1930, donc bien avant la création officielle des services médicaux du travail. Il trouve son inspiration à l'étranger, où les Prs Flury et Schoop enseignaient la toxicologie industrielle, l'un à Würgburg (Allemagne), l'autre à Liège (Belgique). Ces deux experts avaient introduit les problèmes de nuisances industrielles et la protection de la santé des travailleurs dans leur enseignement.

Ces modèles étrangers sont repris en France dans trois pôles universitaires : à Lille, autour de Jules Leclercq, à Lyon, autour de Pierre Mazel, et à la faculté de Paris, à l'initiative des Prs Maurice Duvoir et René Fabre. En 1931, Duvoir, qui assure la consultation de médecine à l'hôpital Necker, et Fabre, qui vient d'être nommé professeur de toxicologie à la faculté de pharmacie de Paris, décident d'une action commune pour que soit enseignée la médecine du travail et de l'hygiène aux étudiants manifestant de l'intérêt pour ces questions. A cet effet, ils demandent au directeur de l'Assistance publique la création d'un service de médecine du travail. Sans succès, ce qui suggère l'existence de résistances venues de l'administration du travail et du corps médical. En revanche, le soutien du doyen de la faculté de médecine, Victor Balthazard, permet d'obtenir l'officialisation de l'enseignement et du diplôme d'hygiène industrielle et de médecine du travail, délivré pour la première fois en 1934. La discipline acquiert ainsi une légitimité universitaire, ce qui permet de rassembler et diffuser les savoirs et de donner de la visibilité aux nuisances industrielles.

Visites d'entreprises au programme

Conscients que la formation et le diplôme d'hygiène industrielle et de médecine du travail sont les pivots de la nouvelle discipline qu'ils sont en train de construire, les fondateurs définissent avec soin et exigence le contenu de l'enseignement et s'y engagent personnellement. Ils conçoivent un enseignement en prise avec l'activité scientifique. Le cursus, qui ne dure alors que quelques mois, s'organise autour de quatre cours. Le premier, dédié à la médecine du travail, est assuré par Maurice Duvoir. Les trois autres, consacrés aux trois courants médicaux sur lesquels la médecine du travail s'est fondée, sont confiés à des personnalités de grand renom : l'hygiène industrielle à Frédéric Heim de Balsac, professeur au Conservatoire des arts et métiers, la toxicologie à René Fabre et, enfin, la médecine légale à Victor Balthazard.

Le deuxième parti pris est d'ancrer la médecine du travail dans le social et dans l'espace de travail, en développant la connaissance du milieu par des visites d'entreprises prévues dans le cursus et en associant théorie et pratique, recherche scientifique et science appliquée. Les deux épreuves du premier examen de sortie à la faculté de Paris en témoignent : l'une porte sur le dépistage du saturnisme, l'autre sur un cas pratique d'hygiène industrielle dans un atelier d'accumulateurs au plomb.

L'enseignement créé par les initiateurs de la médecine du travail se veut ouvert. Il s'adresse à l'ensemble de la communauté médicale, aussi bien aux étudiants en médecine qu'aux médecins confirmés désireux d'acquérir une meilleure connaissance de cette nouvelle branche. Et, à l'image de la médecine du travail depuis ses origines, il s'inscrit dans un espace international et au carrefour de réseaux tissés avec des médecins étrangers.

Une promotion de dix candidats inaugure avec succès le nouvel enseignement : chacun se voit remettre un parchemin illustrant le milieu industriel et ses nuisances. La dynamique est lancée. Elaboré en rupture avec l'enseignement académique traditionnel, le cursus de médecine du travail attire des effectifs croissants, parmi lesquels des personnalités remarquables, comme Henri Desoille ou Guy Hausser, qui deviendront de grandes figures de la médecine du travail. Son audience dépasse les frontières : il sert de modèle à de nombreuses universités étrangères.

La création du premier diplôme de médecine du travail marque sans aucun doute une étape décisive dans la construction de la médecine du travail. Néanmoins, en 1934, l'oeuvre demeure fragile et inachevée. Les initiateurs de la formation en sont conscients et ne relâchent pas leurs efforts pour soutenir la dynamique de la jeune médecine du travail. Ils poursuivent leurs démarches en vue d'achever l'institutionnalisation de la filière universitaire, tout en prenant appui sur l'instance professionnelle de discussion qu'ils ont créée dès 1934, la Société médicale des hygiénistes du travail et de l'industrie.

Vers un certificat national

Après la reconnaissance du diplôme, l'objectif est de généraliser la formation. L'intérêt suscité par la nouvelle filière ayant fait tache d'huile, il est devenu indispensable de remplacer le diplôme par un certificat national dispensé officiellement dans toutes les facultés de médecine de France. L'autre objectif est d'achever la professionnalisation de la médecine du travail en rendant le diplôme obligatoire pour exercer le métier. L'année 1959 a été choisie comme date butoir au-delà de laquelle il ne sera plus possible d'être médecin du travail sans détenir le diplôme correspondant.

Il aura donc fallu vingt-cinq ans pour articuler complètement la profession sur une filière de formation spécifique et obligatoire. C'est dire non seulement que le chemin n'a pas été facile face à un corps médical majoritairement hostile et condescendant, mais aussi que le diplôme est un enjeu central dans la structuration et dans le devenir de la profession.

A lire
  • " La création de la médecine du travail en France 1914-1946 ", par Jean-Claude Devinck, Cahiers du Centre Henri Aigueperse n° 36, décembre 2002.

  • " Allocutions à la Société de médecine et d'hygiène du travail à l'occasion du trentième anniversaire de la création du diplôme de médecine du travail ", séance du 11 janvier 1965, Archives des maladies professionnelles n° 4-5, avril-mai 1965.

  • La main-d'oeuvre après la guerre, par Jules Leclercq et Pierre Mazel, Larousse, 1917.