Abus d'arrêts maladie : erreur de diagnostic !

par Line Spielmann sociologue (université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) / avril 2017

La chasse aux arrêts maladie est l'un des chevaux de bataille de la "Sécu", qui laisse croire que les abus en matière de prescription sont légion. Inexact. Majoritairement, les salariés les repoussent, comme le montre une étude sociologique.

Il y a tout juste un an, le directeur de l'Assurance maladie formulait deux propositions conjointes relatives aux arrêts maladie. Schématiquement, l'idée était, pour l'une, de pénaliser par un "malus" les médecins qui prescriraient trop d'arrêts par rapport à un indicateur de référence et, pour l'autre, de valoriser financièrement ceux dont les prescriptions seraient plus proches des durées de référence. Les médecins ont résisté et les mesures n'ont pas été adoptées. D'autres suivront, n'en doutons pas, car ces propositions ne sont qu'une nouvelle bataille dans la guerre menée aux arrêts maladie, qui s'est intensifiée dans les années 2000. Le motif allégué est essentiellement économique : certains médecins et patients abusent, le "trou de la Sécu" se creuse, notre système d'assurance maladie menace de s'effondrer. On peut s'interroger sur la sincérité de l'argument, au regard du coût minime des arrêts courts, pourtant cible privilégiée de la traque aux abus, et des gains extrêmement faibles que les contrôles entraînent. Quant aux abus, les témoignages recueillis lors de nombreux mois passés dans l'aide à domicile et auprès de scènes de musiques actuelles (Smac)1 - deux secteurs choisis pour leurs différences marquées quant à la nature de l'activité et aux pathologies rencontrées - révèlent des pratiques très éloignées des images véhiculées.

"On trouve toujours quelque chose pour revenir"

Chez les aides à domicile, les accidents du travail sont fréquents (plus encore que dans le bâtiment !), les arrêts maladie également. Ce qui relève pour beaucoup de la nature et de l'organisation du travail : lors des (longs) déplacements entre les domiciles, les maladies du froid sont dévastatrices et s'ajoutent à l'épuisement nerveux face à des clients âgés, malades, exigeants, ainsi qu'aux mauvaises postures que le manque de temps oblige à adopter. Certaines tâches abîment plus que d'autres : "Ce qui est dur, c'est les toilettes au lit parce qu'il faut basculer la personne à gauche, à droite, et si la personne est grosse, là le dos prend." Mais dans ce métier, "on se fait mal tout le temps". Pourtant, les aides hésitent longuement avant de s'arrêter. La question financière est patente : "Quand j'ai eu un arrêt, j'ai perdu une semaine. J'ai reçu seulement 41 euros. Les arrêts maladie, tu n'es pas payée, alors moi, non. Je ne prends pas d'arrêt." La maladie est redoutée ("Je n'ai pas le droit de tomber malade"), l'arrêt maladie redoutable ("C'est l'horreur"), et il faut repousser souvent au-delà du raisonnable le moment d'y recourir : "Il y a dix jours, je pouvais plus bouger. C'est à gauche, mais quand j'ai mal, je ne marche plus sur la jambe, et c'est l'autre jambe qui prend et puis le dos. Au bout d'un moment, quand vraiment... quand j'ai mal au point de... je craque. Je craque. Quand j'ai trop mal, je vais voir le docteur et là il me dispute en me disant que j'ai mis trop longtemps pour m'arrêter." Quand l'arrêt maladie est inévitable, on essaie de reprendre le travail, par à-coups : "J'ai dû m'arrêter cinq mois. La jambe était grosse comme ça. J'ai repris, je me suis arrêtée, c'était galère !" Ou on revient plus tôt que prévu, "on trouve toujours quelque chose pour revenir".

L'absence provoque surtout une forte culpabilité envers les clients : "On partage leur souffrance. A un certain âge, ils ne supportent pas le changement... Quand nous ne sommes pas là, ils se disent "je vais avoir quelqu'un d'autre, mais est-ce qu'elle saura me prendre, faire ceci ou cela"." Lorsqu'on consent à s'arrêter, c'est bien souvent pour ne pas contaminer ces personnes vulnérables : "Je ne m'arrête pas, à part si c'est trop contagieux. C'est des personnes âgées, elles sont sensibles."

"J'irai voir un médecin plus tard"

La "gastro" est un exemple intéressant : rédhibitoire dans l'aide à domicile en raison de la contagion, elle fait l'objet d'arrangements dans le secteur des musiques actuelles. Sentant qu'elle va mieux, une assistante de communication retournera par exemple à son poste avant la fin de la prescription, au prétexte qu'"une gastro, c'est contagieux les premiers jours, mais le troisième c'est passé". D'autres éléments du contexte professionnel peuvent influer sur le recours à l'arrêt, comme la période où la maladie survient : "Si on est vraiment hyperbookés, je viens quand même et j'irai voir un médecin plus tard, quand on aura un peu géré tous les dossiers, que ce sera un peu plus tranquille..."

Mais encore faut-il que "ça existe, les moments où on est un peu plus tranquilles. Ce serait à vérifier". Dans certaines scènes de musiques actuelles, le quotidien ressemble plutôt à "un moment fort qui arrive à la suite d'une semaine chargée". Là aussi, mais pour d'autres raisons que celles invoquées par les aides à domicile, l'arrêt maladie est envisagé avec angoisse. Il y a d'abord la somme de travail qu'il faudra écoper au retour : "Ici, quand tu reviens d'arrêt maladie, tu mets quinze jours à t'en remettre parce que la charge de travail est restée. Donc tu te dis qu'il vaut mieux en faire moins mais un peu quand même, plutôt que de revenir et d'avoir tout sur ton bureau." Il y a surtout les collègues, "qui sont déjà en surcharge de travail" et qu'on ne voudrait pas accabler davantage. Le médecin doit alors élever la voix pour faire accepter un arrêt : "C'est pas un conseil, c'est un ordre. Si vous continuez comme ça, je ne vais plus pouvoir rien faire pour vous, et la prochaine étape, c'est l'hôpital." Et encore... les travailleurs refusent ou négocient à la baisse les prescriptions : "J'ai eu l'épaule fracturée, on m'a donné quarante jours, j'ai dit "jamais, docteur, non non non", j'en ai pris dix-neuf et je suis retournée."

D'autres facteurs encore poussent au présentéisme, tels que la peur du jugement ou la crainte de la sanction (concrète ou symbolique) lorsqu'on s'absente trop souvent. Les pratiques sur le lieu de travail font alors office de curseur, et des "quotas d'arrêts" s'établissent dans l'esprit des salariés, qu'ils ne dépasseraient à aucun prix : "Moi, deux années de suite, trois avec celle-là, j'ai été en arrêt plus d'un mois et demi, et là un mois... c'est trop." Il faut alors des événements extrêmes pour modérer ce présentéisme acharné : "Avant le burn-out, je pensais d'abord aux autres. Après, on pense d'abord à soi. Le burn-out, c'est comme un électrochoc."

"Moi, je mettrais des sanctions"

Si les travailleurs rechignent autant à s'arrêter, c'est aussi qu'ils ont intégré que le "trou de la Sécu", scandé dans les médias, est un fléau, dont ils se défendent d'être la cause : "Elle peut pas se plaindre de moi, la Sécurité sociale" ; "C'est pas nous, les aides à domicile, qui avons fait le trou..." Ils jugent sévèrement les abus : "Moi, je mettrais des sanctions. T'as été quatre fois chez le toubib, là t'avais un rhume, là t'avais mal aux cheveux, bam ! Je ferais économiser des milliards." Et ils placent la barre très haut : pour s'arrêter, il faut être "vraiment malade", ne pouvoir "plus bouger, plus marcher, plus rien faire". A l'inverse, des "souffrances pas assez énormes, pas assez pesantes d'un point de vue psychique" n'empêcheront pas d'aller travailler. Si les contrôles de l'Assurance maladie, qui concluent à plus de 10 % d'arrêts injustifiés ou trop longs, s'appuient sur des critères aussi sévères, on peut même s'étonner qu'ils n'en recensent pas davantage !

En résumé, la maladie ne suffit pas à justifier un arrêt, ni dans les faits, ni dans les jugements. Comme l'attestent les chiffres, "travailler revient toujours à faire avec des symptômes de diverses natures [et] pour la moitié des personnes, ces problèmes sont loin d'être anecdotiques"2 . Les arrêts pourront sembler exagérés, même si les symptômes sont là, et la maladie bien présente.

D'où vient alors la conviction, même chez les salariés qui n'en connaissent pas "personnellement", que les gens abusent ? Une hypothèse : puisque la morbidité ne suffit pas, c'est souvent un élément supplémentaire qui décidera le salarié à s'arrêter et rendra l'arrêt équivoque. Ceux qui s'arrêtent quand le patron "pète les bonbons", quand "la surveillante, l'équipe, les conditions de travail" exaspèrent, passeront pour capricieux, on dira qu'ils "esquivent", qu'ils envoient allègrement "deux, trois, quatre arrêts par an". Tandis que les salariés concernés confient que le médecin les "connaît bien", sait que leur "psychisme à l'équilibre fragile" est menacé "à ce moment".

"Parce que je n'étais pas entendue"

C'est qu'en effet l'arrêt maladie remplit plusieurs fonctions, qui débordent de la stricte morbidité. Il sert par exemple de soupape de sécurité, dispositif permettant d'éviter l'explosion quand la pression est trop forte : "Il vaut mieux se mettre en arrêt maladie qu'aller péter un plomb ou se suicider..." L'arrêt-soupape a pour but de préserver la santé du salarié. Mais, le plus souvent, il est surtout signe de conscience professionnelle : "Si je ne m'étais pas arrêtée, j'aurais risqué de faire une erreur professionnelle. Il était temps de reprendre de l'énergie pour recommencer. Le métier exige beaucoup de santé physique et morale. On n'a pas besoin de gens fatigués ; quand on est fatigué, on reste chez soi."

L'arrêt peut aussi se substituer à la prise de parole quand celle-ci est confisquée ou inopérante. Dans les scènes de musiques actuelles, l'expression est libre, même encouragée... mais vaine : "Le directeur, même s'il essaie de discuter, on finit toujours par faire ce qu'il veut." Faute de se faire entendre, ou épuisés d'essayer en pure perte, les salariés succombent : "Je n'étais pas entendue et j'avais même fini par écrire des mails au directeur... avant d'être arrêtée parce que je n'étais pas entendue." L'arrêt fera alors office de sonnette d'alarme, pour protéger l'ensemble des collègues : "Pendant mon arrêt, j'ai alerté le directeur en lui envoyant des articles sur le stress, et en lui disant que je n'étais pas la seule menacée." Les directions ne peuvent plus alors rester aveugles - ou sourdes - et doivent réagir : "On convoque des réunions de CHSCT, on va à des réunions de la médecine du travail..."

Dans l'aide à domicile, prendre la parole relève de l'exploit. Les réunions se raréfient, leur finalité change : "Avant, dans les réunions, on parlait de nos problèmes, ceux avec les personnes âgées. Pour nous soulager. Maintenant, c'est eux qui parlent et nous on doit écouter. Ils nous disent les règles." Discuter est mal vu - "Ils disent qu'on rouspète" - ou ne sert à rien - "Ils veulent toujours avoir raison". Il faudrait pourtant "savoir dire non" dans ce secteur où les aides sont envoyées "à droite, à gauche, au dernier moment", comme "des pantins". Celles qui n'y parviennent pas s'arrêtent. "Pour elles, c'est une façon de s'exprimer. Il y a un engrenage : comme elles ne disent rien, on leur en met un là, puis un là, faut courir entre les deux, et à un moment elles disent stop. Et elles prennent un arrêt." L'arrêt maladie se substitue là encore à la parole. Il pose une limite à des modes de management léonins qui dégradent et atteignent la santé psychique : "Ils sont indéfendables... quand je vois comment ils se comportent avec nous" ; "Ils nous traitent de tous les noms, ils nous ont dit qu'on était des imbéciles". Et c'est la dignité de toutes que défendent celles qui s'arrêtent. "Elles ont raison de s'arrêter, on ne peut pas se laisser traiter comme ça... On se lève tôt, on rentre tard, c'est de l'esclavage moderne."

Plus concrètement, en perturbant le travail des encadrants (ils passeront des heures au téléphone pour remplacer les absents, prévenir les clients), en occasionnant des pertes financières, l'arrêt maladie modifie les forces en présence. De bouclier, il devient une arme, parfois maniée collectivement, comme dans cette association où de nouveaux patrons voulaient modifier unilatéralement les conditions de travail : "Ils nous ont dit "de gré ou de force vous travaillerez comme ça". On a demandé qu'ils nous licencient, mais ils ne veulent pas. Si on reste avec eux jusqu'en septembre, devant la loi ça veut dire qu'on accepte leurs conditions. Donc c'est pour ça qu'on a décidé de se mettre tous en arrêt. C'est notre façon de faire grève

Combattre le présentéisme

Un tel faisceau de témoignages laisse entrevoir une tendance générale : dans un contexte professionnel incitant au présentéisme, l'arrêt maladie n'intervient souvent que lorsque l'état de santé et/ou la situation de travail le rende inévitable. Reste que les services de l'Assurance maladie s'emploient activement à identifier les arrêts dits "abusifs", à savoir non justifiés médicalement, la personne étant notamment "apte au travail". Ce n'est pas une tâche facile ! Et les médecins qui contrôlent les arrêts n'ont peut-être pas toutes les cartes en main pour juger : non seulement le même problème de santé n'est pas pareillement invalidant selon l'activité, mais il peut être aussi intensifié par le climat social, le temps de travail et son organisation, ou même les contraintes hors travail des patients - qui, en outre, ne sont pas égaux devant la maladie.

Par ailleurs, si l'objectif poursuivi par ces contrôles est bien la réduction des dépenses, il serait plus efficace, comme des études récentes nous y invitent3 , de jouer sur l'amélioration des conditions de travail et de son organisation, responsables d'atteintes à la santé. Combattre le présentéisme serait une option supplémentaire. Car il coûte cher. Tout d'abord à la collectivité (et aux salariés, en termes de santé) : source potentielle d'aggravation de la maladie et donc générateur à terme d'absentéisme, il favorise également la propagation d'épidémies telles que la grippe. Mais aussi aux entreprises, puisqu'il ne constitue nullement un gage de performance, bien au contraire.

Enfin, on peut s'interroger sur les modes d'expression qui prendraient la relève des arrêts si les médecins hésitaient trop à les prescrire. L'arsenal est vaste pour se faire entendre dans des contextes de travail délétères : sabotages, grèves ont démontré leur efficacité par le passé. Les violences extrêmes, contre soi ou autrui, ont déjà commencé.

  • 1

    Le terme "scène de musiques actuelles" (Smac) désigne une salle de concert labellisée comme telle par le ministère de Culture et dédiée à la diffusion des musiques dites "actuelles" (chanson, jazz, musiques amplifiées, musique traditionnelle).

  • 2

    "Une mesure de la santé à l'âge du travail. Approche du travail par la santé à partir de l'enquête Evénements de vie et santé (EVS, Drees, 2005-2006)", par Catherine Cavalin et Sylvie Célérier, Rapport de recherche n° 78, juillet 2012, Centre d'études de l'emploi.

  • 3

    Lire notamment "Les absences au travail des salariés pour raisons de santé : un rôle important des conditions de travail", Dares Analyses n° 9, février 2013.

En savoir plus
  • "On ne va pas se mettre en arrêt pour ça." Les arrêts maladie, pratiques, discours et représentations dans les secteurs des musiques actuelles et de l'aide à domicile, par Line Spielmann, thèse de doctorat en sociologie, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2016.