Action catholique : la JOC, militante de la santé ouvrière

par Catherine Omnès professeure en histoire (université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines) / janvier 2013

Oeuvrer pour la santé ouvrière en agissant sur les conditions de vie et de travail. Tel est le projet humaniste de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) qui mobilise des milliers de jeunes travailleurs dans la France de l'entre-deux-guerres.

Les années 1920 en Europe sont un temps d'expérimentation et d'innovation sociales, tant dans l'organisation et la gestion du travail que dans la professionnalisation des métiers du social (médecin du travail, ergonome, psychotechnicien, surintendante d'usine1 ...). Le mouvement social n'échappe pas à cette dynamique, comme le montre l'activité de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), créée en France en 1927, et de la JOCF, sa "jumelle" féminine née l'année suivante. Ces associations catholiques d'éducation populaire - que nous désignerons ici sous le terme générique de "JOC" - se singularisent par la place accordée à la santé ouvrière. En contraste avec le déni et l'invisibilité qui marquent alors cette question, elles en font l'objet prioritaire de leur engagement, de leur réflexion et de leur action collective. Leur audience croissante dans l'entre-deux-guerres, qui déborde l'appartenance religieuse au point que les syndicats se sentent menacés, suggère qu'elles ont su répondre à une attente sociale.

Repères

La Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) a été fondée en 1925 en Belgique par un prêtre, Joseph Cardijn. Implanté en France en 1927, le mouvement a été composé de deux structures jusqu'en 1987 : la JOC (masculine) et la JOCF (féminine). En 1939, il encadrait environ 135 000 jeunes travailleurs "sympathisants", 35 000 cotisants et 12 000 militants (abonnés à L'Equipe ouvrière). Il concerne aujourd'hui environ 10 000 jeunes.

"Faire des ateliers chrétiens avant de faire des ouvriers chrétiens dans l'atelier." Par ce slogan très porteur, la JOC résume sa volonté d'inscrire l'engagement des jeunes travailleurs dans un projet réformateur et humaniste avant de penser à (re)christianiser la classe ouvrière. L'enjeu central est d'humaniser la société industrielle et de transformer les milieux de vie et de travail pour que le jeune travailleur puisse avoir un développement harmonieux et que sa santé et sa sécurité soient garanties. La vocation missionnaire du mouvement est mise en arrière-plan.

Une méthode : "voir, juger, agir"

Cette inversion des priorités relève moins d'une stratégie opportuniste pour faire tomber les préventions de la jeunesse populaire - largement déchristianisée - à l'encontre d'une organisation confessionnelle que d'un constat alarmant sur la santé des jeunes et sur ses implications morales et spirituelles. A l'écoute des inquiétudes profondes des milieux populaires, la JOC fait état d'une situation d'urgence chez les jeunes. Elle dénonce l'état déplorable des logements, le poids de la fatigue, les ravages de la tuberculose et les carences de l'hygiène, qui affaiblissent le corps ouvrier. Et au-delà, elle s'inquiète des risques de démoralisation de la jeunesse, prise dans l'engrenage du découragement et d'un "laisser-aller" qui aggrave encore les problèmes de santé. En dernier ressort, pour la JOC, ce sont la vie spirituelle et la santé morale qui sont atteintes, l'esprit ne pouvant se développer que dans un corps sain.

La JOC initie une forme nouvelle d'engagement militant, à forte dimension pédagogique, qui séduit la jeunesse à un moment où le syndicalisme divisé s'affronte sur des positions idéologiques divergentes. Conformément au principe d'autonomie, l'apprentissage des jeunes est organisé "entre eux, par eux, pour eux". Il utilise un outil essentiel, l'enquête, et une méthode en triptyque baptisée "voir, juger, agir", qui guide le jeune ouvrier et développe son esprit de responsabilité et de solidarité.

Selon cette démarche, le jociste est tout d'abord appelé à observer le terrain et à interroger l'ensemble du milieu en étant guidé par les questions de l'enquête. Témoignant d'une conception globale de la santé, les sujets d'enquête sont variés, allant du logement aux congés payés, en passant par les conditions de travail ("Apprentissage et conditions de travail de la jeunesse" en 1931 ; "Notre dur travail et ses conditions" en 1940). Le but est de se construire une expertise autonome sur les thèmes retenus. C'est ainsi que la santé est déclinée plutôt du côté des accidents du travail et de la sécurité chez les hommes, les femmes s'inquiétant davantage de l'hygiène, de la fatigue et de la nécessité des congés payés.

Un engagement lourd et permanent

Sur la base des données recueillies par l'enquête, le jociste doit ensuite exercer son jugement pour développer son sens des responsabilités. Il prend conscience de la gravité des risques sanitaires dans le milieu de vie comme dans le milieu de travail, il analyse les facteurs de risque (formation insuffisante, misère, épuisement, en particulier des femmes faisant leur double journée...), puis il recherche des solutions.

Le troisième volet de la méthode est le nécessaire passage à l'action pour mobiliser l'esprit de responsabilité, exprimer par des actes concrets la solidarité et l'autonomie ouvrières et montrer l'efficacité du mouvement à changer le cadre de vie et de travail. La valorisation de l'action suppose un engagement lourd, permanent, du jociste dans son milieu. Le mouvement peut ainsi gagner en visibilité et en légitimité.

Pratiques solidaires

La méthode "voir, juger, agir", qui fait obligation aux jocistes de déboucher sur l'action, se traduit sur le terrain sanitaire par des actions de plus en plus nombreuses, diversifiées et valorisées. Les actions éducatives occupent une place privilégiée. La JOC donne des cours d'hygiène, d'économie domestique ; publie des revues, des petits ouvrages très remarqués sur la législation du travail ou sur la tuberculose ; multiplie les conférences, les expositions, les campagnes de propagande... Ces mobilisations sur le terrain enracinent la solidarité ouvrière. S'y ajoutent les actions de lobbying en direction des pouvoirs publics. Elles appuient des revendications parties de la base et qui, souvent, ne sont pas relayées par les syndicats : statut de jeune travailleur ; congés payés pour les jeunes, conçus comme "un remède préventif" ; puis allongement de ces congés après 1936... Le lobbying peut également s'exercer dans les entreprises auprès des patrons en faveur de la généralisation des surintendantes dans les usines, de la création de postes de délégués à l'hygiène (1929), de mesures d'adaptation pour réintégrer des anciens tuberculeux, ou encore des congés payés.

Enfin, les pratiques de solidarité prennent des formes multiples. Elles peuvent être modestes et ponctuelles, comme la rénovation de logements vétustes et malsains. D'autres, plus ambitieuses et durables, servent de vitrine au mouvement. Tel est le cas du service "accidents du travail", et surtout du service "santé et malades", emblématique de la JOC. Fondé en 1932, ce dernier est national et prolonge l'activité d'accompagnement des tuberculeux que la JOC a eue depuis l'origine. Il crée à partir de 1938 des sanatoriums animés par des militantes. Ces réalisations concrètes sont autant de signes de vitalité et d'encouragement à rejoindre le mouvement.

La détermination des militants de la JOC à transformer le milieu de vie et de travail et à placer l'homme au centre du système productif atteste de la vitalité des milieux de la Réforme sociale dans la France de l'entre-deux-guerres. Pourtant, le thème de la santé ouvrière restera encore pendant longtemps occulté. Peut-on conclure à une expérience sans prise et sans lendemain ? La portée de l'action des jeunes classes d'âge ayant transité par la JOC ne peut être lue dans le court terme. Beaucoup d'anciens jocistes de l'entre-deux-guerres irrigueront pendant plusieurs décennies les milieux syndicaux et associatifs. Ainsi, en 1970, ils représenteront 25 % des militants à la CFDT et 15 % à la CGT.

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    Apparues en 1917, les surintendantes d'usine ont alors eu pour mission de contribuer au bien-être physique et moral" des ouvrières des usines de guerre. Elles ont jeté les bases des services médicaux et sociaux et de la gestion du personnel dans les entreprises.

En savoir plus
  • La JOC/F et la santé des jeunes travailleurs. Une action humaniste et militante (1928-1950), par Armelle Benezit-Viaris, mémoire de master 2, université de Versailles - Saint-Quentin-en-Yvelines, 2010.