Les affiches de prévention, miroirs déformants du risque

par Nadia Blétry / avril 2009

"Attention, danger !", clament depuis cent ans les affiches de prévention. Oui, mais quel danger ? Pour la plupart émanant des organisations patronales, ces affiches se focalisent sur les risques professionnels socialement reconnus, et coûteux pour l'entreprise.

Le XXe siècle est par excellence celui de l'image et de la communication. C'est dans ce contexte que l'affiche est devenue, il y a un peu plus de cent ans, l'outil privilégié de la communication préventive. Elle connaît son heure de gloire dans les années 1950 et 1960. L'image, par essence, "réduit" la réalité : ne pouvant tout dire, elle est sélective. Pour marquer les esprits, les illustrations n'hésitent pas à dramatiser le danger, voire à transformer le réel. Miroirs non des dangers eux-mêmes mais des risques reconnus et avérés socialement, les affiches de prévention privilégient, dans le champ de la santé au travail, l'illustration de l'accident à celle de la maladie professionnelle.

 

Campagnes culpabilisantes

 

La définition et la représentation des dangers sont avant tout le fait des organisations patronales. Dès les années 1920, certaines associations de grands industriels, comme l'Union des industries métallurgiques et minières (UIMM) ou l'Association des industriels de France contre les accidents du travail (AIF), produisent de nombreuses illustrations. Dans un contexte de développement du taylorisme, les industriels entendent garder la mainmise sur l'organisation du travail, limiter l'intrusion des pouvoirs publics dans l'entreprise et éliminer les surcoûts liés aux accidents du travail. Une affiche de l'AIF datant de cette époque représente ainsi un ouvrier qui serre son enfant dans ses bras. La légende, à la tonalité paternaliste, précise : "Evitez l'accident, joyeux sera votre retour au foyer." Dans les années 1950-1960, certaines affiches produites par l'Association des industriels du Nord de la France (AINF) avancent un autre type de message. On peut lire, par exemple, sur une affiche destinée aux ouvriers : "Ta carte maîtresse : productivité/prudence." L'accident du travail est explicitement désigné comme un frein aux gains de productivité de l'entreprise.

Jusqu'aux années 1950, les affiches estiment très majoritairement que la cause de l'accident provient d'une faute du travailleur. Elles réduisent le risque à une affaire de responsabilité individuelle. Les images sont alors en désaccord avec la loi de 1898 sur les accidents du travail, qui rend l'employeur responsable - non à titre individuel, mais en tant que chef d'entreprise - des accidents survenus au sein de son établissement. Si, en dépit de la loi, l'accident est généralement considéré comme le résultat d'une négligence personnelle, l'organisation du travail n'est, elle, pas remise en question. De nombreuses campagnes culpabilisantes entendent discipliner le corps des travailleurs. Des affiches sanglantes montrent ainsi des mains arrachées par des machines et s'insurgent : "Imprudent", grondent-elles.

Toutefois, de tels slogans sont progressivement abandonnés et les stratégies de communication se transforment. Les illustrations reflètent peu à peu une perception nouvelle : l'idée qu'il existe une responsabilité collective face aux risques. Les associations patronales insistent davantage sur la question de la transmission des consignes de sécurité au sein de l'entreprise. Les messages incitant à la formation des nouveaux arrivés font leur apparition. Dans ce registre, une affiche de l'Institut national de sécurité s'adresse ainsi aux ouvriers expérimentés en 1952 : "A nouvel embauché, signalez les dangers." Les réflexes de solidarité développés par les salariés sont devenus les meilleurs garants de la prévention. Le principe d'une sécurité prise en compte dans l'organisation du travail et la gestion de l'entreprise se concrétise dans la loi de 1976 sur la sécurité intégrée.

 

Maladies taboues

 

La baisse considérable du nombre d'accidents du travail - hors accidents de trajet - au cours de ces soixante dernières années n'est probablement pas seulement imputable à la tertiarisation de l'économie, mais aussi aux efforts de prévention. La prise de risque semble reculer dans nombre de domaines. Il n'empêche que la prévention reste parfois démunie devant certaines formes d'organisation sociale qui élèvent le niveau des risques (développement du travail à flux tendu, turn-over, sous-traitance...). Mais, tout au long du siècle, la priorité des affiches préventives reste accordée aux accidents du travail, malgré leur forte diminution. Leur représentation procède d'un choix qui se fait parfois au détriment d'autres représentations : elle mobilise davantage les dessinateurs que l'usure au travail ou les maladies professionnelles.

Ce silence s'explique par les carences de la reconnaissance des maladies professionnelles en France. Un manque de visibilité que reflètent les illustrations. Les pathologies liées au travail restent aujourd'hui largement sous-déclarées : la faiblesse institutionnelle de la médecine du travail et la lourdeur des procédures ne facilitent guère l'instruction des dossiers en vue d'une indemnisation. En outre, certaines maladies sont encore difficilement reconnues, comme les cancers professionnels.

Ce n'est que depuis les années 1990 que les affiches de prévention commencent de manière marginale à nommer les pathologies. Dans le catalogue de l'Institut national de recherche et de sécurité (INRS) de 2006, par exemple, seule une affiche mentionne explicitement une maladie : le cancer de l'ethmoïde (fosses nasales). De même, au moment où de nouvelles pathologies, comme les troubles musculo-squelettiques, apparaissent au grand jour, la question de l'usure au travail est évoquée par les affiches de sécurité. Le catalogue INRS 2006 consacre ainsi un certain nombre d'affiches aux problèmes de dos liés à une position assise prolongée.

Pour les principaux commanditaires des affiches que sont les organisations patronales, dénoncer les maladies professionnelles reviendrait à reconnaître leur lien avec le travail, alors même qu'il semble possible de le contester - tel est le cas pour les cancers, réputés d'origine plurifactorielle. Par ailleurs, les pathologies professionnelles dites "à effet différé", par exemple les affections cancéreuses, se déclarent après plusieurs années passées dans l'entreprise, voire lors de la retraite. Le surcoût lié aux maladies professionnelles - notamment parce qu'elles sont sous-déclarées et peu reconnues - est donc moins important pour les entreprises que celui des accidents.

Pour juguler le risque des pathologies liées au travail, la politique du turn-over sur les postes dangereux ou le recours aux contrats courts est généralement la solution retenue. Les affiches choisissent plutôt de sous-entendre le risque. Une illustration publiée entre 1958 et 1969 par le Commissariat à l'énergie atomique l'atteste. Elle montre un gros plan d'une poignée de mains. L'une des mains porte un gant rouge, marqué d'un logo indiquant un risque de radioactivité. L'autre main est nue. La légende affirme : "Surtout pas ça !" A première vue, seul le geste anodin de la poignée de main est fermement condamné. Quant au risque de la contamination, il n'est pas explicitement nommé. Ce qui apparaît ici comme un danger n'est pas la manipulation de produits dangereux, mais l'inadvertance d'un travailleur.

Face aux inégalités sociales de santé, la prévention est là encore défaillante. C'est ici que se donnent à voir les limites inhérentes aux affiches de sécurité, du moins dans leur usage actuel. Certes, elles dénoncent et mettent en garde contre certains dangers, mais elles ne nomment pas les risques liés à une organisation sociale du travail. Se fondant sur l'existant, les campagnes proposent d'agir de manière pragmatique pour le moindre mal. Ainsi les illustrations préventives sont-elles rarement à l'avant-garde de la définition des dangers ou des politiques à développer pour en limiter les effets. Elles se contentent de refléter l'état des sociétés.

En savoir plus
  • La prévention s'affiche. 100 ans pour convaincre, catalogue de l'exposition conçue par Nadia Blétry, ministère de l'Emploi, de la Cohésion sociale et du Logement, 2006.

  • Cultures du risque au travail et pratiques de prévention en Europe au XXe siècle, par Catherine Omnès et Laure Pitti, rapport final de la convention de recherche avec la Drees-Mire, 2005.