Agnès Parent-Thirion : "L'intensification du travail se poursuit en Europe"

par Michel Delberghe / janvier 2016

Directrice de recherche à la Fondation de Dublin, cette sociologue a coordonné l'édition 2015 de l'enquête européenne sur les conditions de travail. Elle en dévoile les premiers résultats... parfois inquiétants, malgré des améliorations.

Les tout premiers résultats de la 6e enquête européenne sur les conditions de travail, menée par la Fondation de Dublin, ont été rendus publics fin novembre (voir "Repères"). Quelle en est la teneur ?

Agnès Parent-Thirion : Ces premiers résultats, qui ne portent pour l'instant que sur 35 765 salariés des 28 Etats membres de l'Union européenne, ne révèlent pas de bouleversement majeur depuis 2010, date de la précédente enquête. En apparence, la situation présente même des signes d'amélioration : le nombre de salariés exposés aux risques physiques diminue, l'autonomie dans le travail progresse, la tendance à la réduction du temps de travail se poursuit et la proportion de femmes qui exercent des responsabilités s'accroît.

Les effets de la crise ne sont pas encore directement perceptibles. Un premier regard indique des changements certains en Grèce, en Espagne et au Portugal. Mais la part des personnes qui craignent de perdre leur emploi dans les six mois est de 16 %, soit au même niveau qu'en 2010. Parmi les travailleurs interrogés, 37 % rapportent qu'il leur serait facile de retrouver un autre emploi à niveau de salaire équivalent, soit une hausse de 5 points depuis 2010. Les différences restent toutefois importantes entre les fonctions et les métiers, par exemple entre les managers dans les services et les agents d'exécution dans l'industrie. Au total, malgré les progrès en la matière, seuls 31 % des salariés travaillent dans des entreprises où ils disposent d'une certaine autonomie dans les tâches et participent aux décisions qui influent sur leur travail.

Repères

L'enquête européenne sur les conditions de travail (EWCS, pour "European Working Conditions Survey") est réalisée tous les cinq ans, depuis 1990, par Eurofound (Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail, dite "Fondation de Dublin"). Pour sa 6e edition, plus de 43 000 travailleurs ont été interrogés en 2015 dans 35 pays européens. Les premiers résultats sont disponibles sur www.eurofound.europa.eu sous le titre First findings: Sixth European Working Conditions Survey

Quelles sont les grandes évolutions enregistrées ?

A. P.-T. : La répartition de la population active a beaucoup changé depuis 2010. Il y a moins de salariés dans l'industrie et la construction au profit du commerce et des services, et davantage de femmes ; on note également une hausse sensible des cadres intermédiaires et, surtout, un vieillissement constant. L'impact est donc réel sur les conditions de travail. Pour autant, l'intensification du travail se poursuit, pas seulement pour les "cols bleus" et les jeunes, car les "cols blancs" et les managers sont aussi concernés ; 36 % des personnes travaillent avec des délais courts tout le temps ou presque tout le temps et 33 % travaillent vite tout le temps. Ces chiffres restent considérables.

Tout aussi inquiétant, le jugement porté sur la capacité à "bien faire" son travail ne cesse de s'aggraver : il était positif en 2005 pour 51 % des salariés, qui ne sont plus que 40 % dix ans plus tard. L'enquête pointe également l'ampleur des situations de violence : 17 % des femmes et 15 % des hommes s'y déclarent exposés.

La discrimination entre les hommes et les femmes n'a pas vraiment régressé. Certes, même si on est encore loin de la proportion des femmes dans la vie active (49 %), un plus grand nombre d'entre elles accèdent à des fonctions managériales. Le plus souvent, elles dirigent des petites équipes avec des salariés à temps partiel. La mixité des emplois reste une exception, pas la règle. On observe enfin que les femmes travaillent moins longtemps que les hommes en travail rémunéré, mais plus longtemps quand on prend en compte le travail domestique et les activités de soins.

Où se place la France par rapport aux autres pays européens ?

A. P.-T. : Les dernières enquêtes avaient montré une dégradation des conditions de travail sur la durée, même si les indices de la France restaient proches de la moyenne. Plus largement, une analyse comparée entre les pays semble révéler que les écarts se creusent, notamment au regard de la situation d'origine. Le sentiment prédominant reste que l'Europe ne converge pas et qu'il est difficile de construire des intérêts communs.