Amiante à tous les étages pour les techniciens Otis

par Clotilde de Gastines / juillet 2017

Alors qu'ils sont régulièrement exposés à de l'amiante dans les locaux où ils interviennent, les techniciens de l'entreprise d'ascenseurs Otis peinent à obtenir la mise en place de véritables mesures de prévention. Reportage.

Surtout ne pas endommager l'amiante. Lorsqu'il intervient sur l'ascenseur du CHU de Rangueil, à Toulouse, Christophe Simon-Labric, agent de maintenance chez Otis et élu CGT, sait qu'il est en présence d'un matériau cancérogène. Pourtant, aucune étiquette visible ne prévient du danger. Or les trois plaques de 2 mètres sur 50 centimètres qui revêtent l'intérieur de la porte palière sont bien en Pical, un matériau amianté. Hormis quelques traces et griffures, ce dernier paraît en bon état. Sur le palier d'en face, en revanche, l'ascenseur est condamné depuis que les serrures ont cassé au premier étage. Une réparation dégagerait à coup sûr des fibres d'amiante.

Vingt ans après l'interdiction de l'amiante, les 2 500 techniciens d'Otis y sont encore exposés régulièrement. Ainsi, toujours au CHU de Toulouse, les trois ascenseurs qui n'ont pas été désamiantés ont été laissés en l'état, au motif que le taux d'empoussièrement y était inférieur au seuil légal, alors de 100 fibres par litre d'air. Pourtant, le CHSCT Grand Ouest avait contesté la méthode de mesurage. "Les mesures ont été faites le week-end, donc pas en situation réelle de travail, note Christophe Simon-Labric, membre du CHSCT et secrétaire du CE Grand Ouest. Il arrive qu'on se cogne à la paroi, ou que la poussière se soulève lorsqu'on laisse tomber notre sacoche à outils ou qu'on balaye le toit de la cabine."

Produit miracle

Dans les ascenseurs, l'amiante a longtemps été partout. Un produit miracle pour absorber les chocs dans les mâchoires de freins, les arcs électriques des bobines de soufflage, ou faire office de coupe-feu dans les gaines. Sans oublier les zones de machinerie ou de passage pour les techniciens, avec des toits en amiante-ciment, des dallages contenant de l'amiante ou des flocages. Pourtant, Otis, comme les autres ascensoristes, ne fait pas partie des entreprises inscrites sur la liste des activités exposantes, qui permet aux salariés de bénéficier de la préretraite amiante.

Les techniciens sont censés relever la présence d'amiante au fur et à mesure de leurs interventions. Un repérage que ceux de la région Sud-Est refusent de faire. "C'est à l'employeur d'identifier le risque et d'exiger que les clients fournissent des diagnostics techniques amiante à jour", s'insurge Patrice Merle, représentant CGT au CHSCT Sud-Est. Sur la seule agglomération toulousaine, les huit coéquipiers de Christophe Simon-Labric ont, eux, dénombré 1 300 installations amiantées, surtout au niveau des portes et des machineries.

"Chez Otis, l'amiante a déjà fait 220 victimes, dont 22 sont décédées", décompte Gérard Aymes, syndicaliste CFTC, qui a tiré la sonnette d'alarme dès 1997, lorsqu'il était encore salarié du groupe. Au nom de l'ensemble des syndicats d'Otis (CGT, CFDT, CFTC, FO, CFE-CGC), il a porté plainte au pénal en 2008 pour mise en danger d'autrui et homicide involontaire. En 2013, une instruction a été ouverte et l'enquête est toujours en cours. "Otis avait toujours dit qu'il n'y avait pas d'amiante dans les ascenseurs, raconte Didier Ressi, ancien secrétaire du CHSCT Grand Ouest pour FO, aujourd'hui délégué au comité central d'entreprise (CCE). Les CHSCT ont dû batailler pour avoir la liste des éléments amiantés et obtenir finalement que les salariés soient formés aux règles de sécurité."

Une formation jugée inadaptée

Il a fallu attendre 2015 pour qu'un véritable effort de formation soit mis en place. Les techniciens ont eu droit à deux jours, avec un rappel prévu tous les trois ans. Les contremaîtres suivent une semaine complète. "Mais la formation est beaucoup trop généraliste et inadaptée à notre métier d'ascensoriste", juge Christophe Simon-Labric. Dès 2002, sept modes opératoires (MOP) ont également été définis, afin de préserver la sécurité et la santé des opérateurs. En 2015, Otis les a passés à treize. Les instances représentatives, consultées, ont proposé des modifications... sans être toujours entendues. "Otis reste obtus sur certains sujets, conclut Didier Ressi. La direction a refusé que les techniciens travaillent en doublon quand il faut revêtir et enlever une combinaison, parce que ça lui coûte cher." Du coup, les kits de protection contre l'amiante ne sortent pas de leur emballage...

De fait, aucun des treize MOP n'est exempt de critique. C'est ce qu'a constaté le cabinet Technologia dans le cadre d'une expertise demandée par le CHSCT Sud-Est. Le rapport rendu fin mars est accablant. Sur les différentes tâches, il estime que les risques de contamination et de dépassement du niveau d'empoussièrement sont nombreux. Il y a aussi l'absence de repérages précis en amont des travaux. "Dans 90 % des cas, on n'a jamais le diagnostic avant travaux, explique Olivier Sergent, élu CGT et secrétaire de la commission nationale prévention et sécurité (CPS), qui coordonne l'action des cinq CHSCT d'Otis. Ou alors le diagnostic est incomplet parce que les parties fermées à clé n'ont pas été vérifiées." Enfin, le remplacement des portes palières ne respecterait pas la réglementation.

Des délégués FO et CGT affirment que ces MOP permettent surtout à l'entreprise de "se couvrir devant le juge". "On est obligé de menacer pendant des mois pour obtenir des masques rigides qui ne laissent pas passer les fibres", rappelle Olivier Sergent. De son côté, l'entreprise assure de sa bonne volonté, reconnaissant que Technologia "formule effectivement un certain nombre de recommandations et de préconisations". "En partenariat avec nos CHSCT, nous allons aller plus avant dans la démarche d'amélioration continue de nos modes opératoires et de nos consignes", précise-t-elle.

Méconnaissance des risques

"Dans les faits, ces règles sont inapplicables vu la productivité exigée, témoigne pour sa part José Jacome, secrétaire CGT du CHSCT Sud-Est. Une visite est planifiée à 20 minutes top chrono par appareil." En mars dernier, son CHSCT a détecté de l'amiante lors d'une visite de chantier dans un HLM de Rognac (Bouches-du-Rhône) et a exigé son arrêt pour danger grave et imminent. La direction a confirmé l'arrêt des travaux en réunion de CHSCT. Mais un coup de téléphone a révélé que les techniciens continuaient l'intervention, avaient stocké les portes sans protection et contaminé la zone. Otis a plaidé un manque de communication entre les différentes lignes hiérarchiques.

"On a encore des techniciens et des contremaîtres qui ne se sentent pas concernés par l'amiante", déplore Jean-Philippe Quinveros, contremaître à Saint-Denis de la Réunion et élu CGT. Il refuse de mettre ses équipes en danger et mentionne dans tous ses devis un allongement du délai de livraison des travaux "sous réserve de la présence d'amiante". La culture de l'amiante commence, selon lui, à s'imposer grâce aux élus du personnel, au durcissement de la législation. Et "quand on voit des collègues respirer avec des bouteilles d'oxygène", ajoute-t-il. Il fait partie des dix-huit salariés d'Otis à qui les prud'hommes de Nanterre ont accordé en avril dernier un préjudice d'anxiété, lié à leur exposition à l'amiante. Otis vient de faire appel, mais se refuse à tout commentaire.