Nucléaire : Areva condamnée pour son projet d'externalisation

par Elsa Fayner / octobre 2011

La société Areva souhaitait externaliser une des activités de son site de La Hague. Sollicitée par les syndicats, la justice a invalidé le projet, jugé dangereux pour la santé des salariés et la sécurité des installations.

C'est une première. Le 5 juillet, le tribunal de grande instance (TGI) de Paris a condamné Areva à annuler l'externalisation d'un de ses services sur son site de La Hague (Manche), premier centre de retraitement des combustibles nucléaires usés au monde. L'entreprise doit également verser 28 000 euros de frais de justice aux syndicats FO et CGT, qui ont porté l'affaire devant les tribunaux. Tout débute par trois chaudières. Des chaudières au fioul qui assurent la production de vapeur sur le site et arrivent en fin de vie. Le 13 juillet 2010, Areva présente au comité d'entreprise (CE) un projet d'installation de nouvelles chaudières, à bois. L'entreprise Dalkia est chargée de leur construction et de leur gestion. Mais la direction entend aller plus loin, en externalisant un service entier : la direction industrielle de production d'énergie (Dipe). Celle-ci, avec ses 61 salariés, s'occupe de la distribution de l'électricité, en temps normal et en cas de panne, comme de la production et de la distribution des eaux, de la vapeur et de l'air industriel (respirable dans les scaphandres, par exemple). Elle collecte, traite et rejette également les eaux à risque et usées.

Des motifs économiques

La Dipe, jusqu'ici, fonctionne sans problème, note Eric Zelnio, chargé d'inspecter le site pour l'Autorité de sûreté nucléaire (ASN), organe de contrôle du nucléaire français : " La conduite par les agents d'Areva se passe globalement bien. L'externalisation n'est donc pas motivée par le fait de les remplacer par de plus compétents. Areva souhaite une alternative plus économique, en partageant les investissements avec un autre opérateur. " Un choix que le directeur du site, Jean-Jacques Dreher, juge plus " cohérent " :" La conduite des énergies nécessite quatre à cinq personnes en permanence, par exemple. Si j'ajoute la gestion des chaudières, il faut du personnel en plus. Or la conduite des énergies ne relève pas du nucléaire, ce n'est pas notre coeur de métier. C'est en revanche celui de Dalkia. "

L'évidence ne s'impose toutefois pas à tous. Le jour de l'annonce, le CE mandate un expert, le cabinet Secafi-Alpha, tandis que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) fait appel à Syndex. " La Dipe, c'est le système nerveux de l'établissement. C'est elle qui s'occupe du refroidissement des piscines et des distributions électriques, qui ont failli à Fukushima ", s'alarme Daniel Checiak, élu CGT du CHSCT.

L'ASN confirme l'enjeu de sûreté. " Il existe une gradation des fonctions dans le nucléaire : les fonctions qui concourent à la sûreté, celles qui en relèvent directement et celles qui sont des fonctions importantes de sûreté. L'activité de la Dipe relève des deux premiers niveaux. Ainsi, en cas de panne de courant, ce sont les salariés de la Dipe qui lancent les groupes électrogènes ", précise Eric Zelnio. Mais, alors que le CHSCT et le CE rendent un avis défavorable, l'ASN donne son accord au projet. " Nous avons demandé un renforcement de la surveillance de la part d'Areva, des indicateurs pour pouvoir vérifier que le service rendu ne se dégrade pas, et plus de lisibilité sur le bilan de transfert de compétences ", explique Eric Zelnio. Selon ce dernier, il existe un garde-fou ultime, qui ne relève pas de la Dipe : " Pour l'électricité, par exemple, si les groupes électrogènes ne fonctionnent pas, en cas de gros séisme, les ateliers peuvent déclencher de petits groupes électrogènes autonomes de sauvegarde. " Un argument que reprend la direction du site.

Anxiété, stress et troubles du sommeil

Le 31 janvier dernier, Areva confie donc la conduite des installations ainsi que le transfert du savoir et des connaissances des activités de la Dipe à un groupement d'intérêt économique (GIE), qui passera la main le 31 décembre 2013 à Dalkia. En avril, les syndicats FO et CGT demandent à la justice de suspendre l'externalisation du service... et obtiennent gain de cause. Le TGI de Paris s'appuie tout d'abord sur les constats du médecin du travail, du cabinet Stimulus - mandaté par Areva - et de l'Inspection du travail : anxiété, stress et troubles du sommeil ont augmenté chez les salariés de la Dipe depuis l'annonce de l'externalisation. Des risques psychosociaux qui ont " vocation à s'accroître " au cours du transfert de compétences, estime le tribunal, puisque les salariés devront former leurs remplaçants de chez Dalkia.

Risque industriel

Second motif : le risque industriel. Le tribunal insiste sur le temps de formation nécessaire pour maîtriser ces tâches sensibles, citant le rapport Syndex : " La capacité de diagnostic suppose une connaissance fine des installations, de leur fonctionnement normal et anormal et s'acquiert par un processus itératif d'exercice de l'activité et d'analyse d'activité préalablement exercée. Le compagnonnage dans la durée tel qu'il est pratiqué actuellement permet ce processus d'acquisition des compétences dans des conditions d'intervention sécurisées. Sa réduction à cinq mois fait craindre une moindre compétence des opérateurs et une prise de risque plus importante. "

Feux croisés sur la sous-traitance dans le nucléaire

Fin juin, l'Autorité de sûreté nucléaire a transmis à la justice un procès-verbal recensant 112 accidents du travail survenus en 2010 sur le chantier de construction du réacteur EPR à Flamanville (Manche). Parmi ces accidents, 38 n'ont pas été déclarés, selon la copie obtenue par l'AFP, et 8 concernent des ouvriers polonais employés par Atlanco. Début juillet, le parquet de Cherbourg a annoncé avoir ouvert une enquête préliminaire visant cette officine, soupçonnée " d'avoir détaché illégalement des intérimaires sur le chantier pour Bouygues ". Le géant du BTP, qui pilote le génie civil sur le chantier, a depuis rompu son contrat avec ce sous-traitant.

Les parlementaires s'inquiètent également de la sous-traitance dans le nucléaire, chez EDF et Areva. Dans leur rapport d'étape sur la sécurité nucléaire, remis le 30 juin dernier, le député socialiste Christian Bataille et le sénateur UMP Bruno Sido dénoncent un recours " à la sous-traitance en cascade " qui " aboutit à une opacité, potentiellement dommageable pour la sûreté des installations [...], puisqu'elle conduit à une dilution extrême des responsabilités et s'avère difficile à identifier ". Pour eux, ce recours massif à la sous-traitance entraîne une perte de " la culture de la radioprotection ", alors même qu'un salarié sur trois chez EDF prend sa retraite d'ici 2015. Enfin, les rapporteurs s'inquiètent des conditions de travail des prestataires extérieurs et suggèrent la mise en place sur chaque site d'un médecin du travail référent " chargé de la vérification du dossier de santé des intervenants ".

Areva a décidé de faire appel. En attendant, le jugement reste novateur, note le juriste Pierre-Yves Verkindt : " En 2008, la Snecma avait été condamnée pour une réorganisation qui isolait un technicien : l'obligation de sécurité des salariés prévalait sur la liberté d'entreprise. Cette fois, la justice va plus loin en désignant les risques psychosociaux, ainsi que le risque industriel, et en établissant un lien entre eux. Le jugement d'Areva constitue une boîte à idées pour les contentieux du même type. "