© Shutterstock

Risque cardiovasculaire : le travail, bourreau du coeur

par François Desriaux / juillet 2011

Quand on évoque l'impact des nouveaux modes d'organisation du travail sur la santé, on pense spontanément aux risques psychosociaux et aux troubles musculo-squelettiques (TMS). Plus rarement aux risques cardiovasculaires. Sauf lorsqu'il s'agit d'évoquer le traditionnel cliché du cadre supérieur surmené, cumulant les comportements à risque - sédentarité, stress, tabac, alcool, alimentation trop riche -, avec un taux de cholestérol à faire pâlir un cardiologue. Mais cette image n'a qu'un lointain rapport avec la réalité.

Les enquêtes épidémiologiques nous enseignent au contraire que la mortalité cardiovasculaire prématurée - avant 65 ans - des cadres est deux à trois fois moins importante que celle des ouvriers. Ainsi, plus on descend dans la hiérarchie sociale et professionnelle et plus le risque cardiaque augmente, comme l'ont révélé les études de Whitehall, au Royaume-Uni. En vingt-cinq ans de travaux, les Britanniques ont mis en évidence qu'un déséquilibre chronique entre de fortes contraintes au travail et de faibles marges de manoeuvre pour y faire face augmente le risque cardiovasculaire. A l'inverse, un sentiment de " justice organisationnelle " - celui que ressentent les salariés lorsque leur point de vue est pris en compte - réduit ce risque.

Depuis, ces résultats ont été largement confirmés par d'autres recherches, qui pointent notamment les effets cardiovasculaires d'une exposition prolongée aux horaires alternants et à un stress chronique, à mettre lui-même en relation avec certaines contraintes psychologiques et organisationnelles au travail : pression temporelle ou quantitative, injonctions paradoxales, manque d'autonomie ou de soutien, conflit de valeurs, non-reconnaissance, difficultés de conciliation entre vie professionnelle et vie familiale...

Chacun reconnaîtra, dans cette liste, le tableau des facteurs organisationnels déjà décrit dans nos colonnes à propos de la montée chez les salariés de la souffrance psychique et des atteintes ostéoarticulaires. La prévalence de ces contraintes de travail est forte dans les entreprises et les administrations, comme le montrent les dernières enquêtes nationales ou européennes : pour les facteurs les plus marqués, près du quart des hommes peuvent être atteints, selon la dernière enquête Sumer (pour " Surveillance médicale des risques professionnels "), et 35 % des femmes.

Au passage, on notera que l'alignement des femmes sur les hommes en matière de mortalité cardiovasculaire, attribué généralement à des évolutions de comportement vis-à-vis du tabac et de l'alcool, se nourrit aussi certainement de leur exposition plus forte qu'auparavant au travail de nuit ou à la précarité de l'emploi.

Mais de cela on parle peu et sur cela on agit peu. Dans les entreprises, un consensus social est établi pour évacuer le travail et son organisation de la prévention du risque cardiovasculaire. Le coeur et les artères sont logés à la même enseigne que la tête s'agissant de la prévention. Plus encore que pour les risques psychosociaux, c'est l'approche individuelle qui prévaut systématiquement, trop souvent avec la participation de la médecine du travail ou des représentants du personnel. La prévention se concentrera sur le dépistage des sujets à risque et une sensibilisation à l'arrêt de la cigarette, aux pots sans alcool, aux bienfaits de l'exercice physique ou au changement d'habitudes alimentaires. Une stratégie inefficace si l'on ne tient pas compte de ce qui, dans le travail, peut nuire directement à la santé cardiovasculaire ou favoriser les comportements à risque.

" Une autre prévention est possible "

par Nathalie Quéruel / juillet 2011

Selon Thierry Lang, professeur de santé publique à l'université Toulouse 3, les inégalités sociales constatées en matière de mortalité cardiovasculaire sont dues pour partie à des facteurs de risque professionnels, dont la prévention reste à organiser.

Les inégalités sociales de santé en matière de pathologies cardiovasculaires sont-elles importantes ?

Thierry Lang : Elles le sont sans conteste, puisque les études épidémiologiques ont montré que la mortalité cardiovasculaire dite " prématurée ", c'est-à-dire avant 65 ans, des ouvriers et des employés est deux à trois fois supérieure à celle des cadres. Nous observons un fait nouveau depuis quelques années : les inégalités sociales de mortalité cardiovasculaire sont plus marquées chez les femmes. Ce constat est récent et est probablement en lien avec l'évolution de leurs comportements face au tabac, à l'alcool et à la nutrition, mais aussi avec l'évolution de leurs conditions de travail : de nombreuses femmes sont touchées par les contrats précaires, les temps partiels subis, les horaires atypiques, etc. Le niveau d'études apparaît également comme un marqueur déterminant : les personnes du bas de l'échelle sociale présentent une surmortalité cardiovasculaire par rapport à celles qui ont un bagage scolaire et universitaire plus élevé.

Quelle est la part des contraintes et des expositions professionnelles dans le développement de ces inégalités ?

T. L. : La difficulté, avec les maladies cardiovasculaires, c'est que plusieurs facteurs de risque interréagissent, de l'enfance jusqu'à l'âge adulte : nutrition, consommation de tabac et/ou d'alcool, trajectoire sociale qui mène à certaines situations de travail. Dans le milieu professionnel, les expositions chimiques ou physiques (bruit) ne jouent qu'un rôle mineur. En revanche, des contraintes de l'environnement de travail et la façon dont les salariés y réagissent s'avèrent délétères pour le système cardiovasculaire. On estime ainsi à 40 % l'augmentation du risque cardiovasculaire lié au travail posté. Par ailleurs, le facteur " stress " est tout à fait prégnant, même si la situation du cadre débordé faisant un infarctus n'est pas la plus répandue. Les modèles de Karasek - grosse charge de travail mais peu d'autonomie pour le réaliser - et de Siegrist - déséquilibre entre efforts consentis et reconnaissance - ont mis en évidence un stress professionnel concernant tout autant, si ce n'est plus, les ouvriers et les employés. Dans ces deux situations, la probabilité que ces derniers fassent un infarctus est multipliée par deux. Autre élément, la façon de réagir à l'injustice : les personnes au bas de l'échelle sociale ont davantage tendance à répondre aux traitements injustes par la fuite ou l'évitement, une violence rentrée qui entraîne un facteur de risque d'hypertension.

Comment prévenir ces effets ?

T. L. : En matière cardiovasculaire, il est plus compliqué d'établir un lien de causalité avec les risques du travail, à la différence de la survenue d'un mésothéliome, directement liée à une exposition à l'amiante. A l'heure actuelle, les études ne permettent pas de dire quel est le poids des conditions de travail et la part du comportement individuel - même si les consommations de tabac et d'alcool s'observent plus fréquemment dans certains groupes sociaux recoupant certaines situations de travail - dans l'apparition des pathologies. Malgré tout, il est nécessaire de dépasser la prévention reposant aujourd'hui sur l'approche individuelle et la recherche des symptômes au cas par cas. Car l'analyse au niveau collectif démontre que des salariés sont plus exposés que d'autres à certains risques. Une autre prévention est possible, en agissant sur les contraintes organisationnelles néfastes de l'environnement de travail.