Avoir des objectifs chiffrés est une source de danger

par Thomas Coutrot chef du département Conditions de travail et Santé à la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, Nicolas Sandret ex-médecin-inspecteur régional du travail, coordonnateur de l'enquête Sumer / avril 2015

Selon l'enquête Sumer 2010, les salariés ayant des objectifs chiffrés mais pas d'entretien d'évaluation "cadré" sont surexposés à divers risques psychosociaux. A contrario, la situation inverse est protectrice de la santé mentale.

Plus de la moitié des salariés ont au moins un entretien individuel d'évaluation par an avec leur supérieur. Par ailleurs, un salarié sur trois a des objectifs chiffrés précis à atteindre dans son travail. Les deux pratiques sont souvent associées : un salarié sur quatre a à la fois un entretien annuel d'évaluation et des objectifs chiffrés. Mais pas toujours : parmi les salariés qui ont cet entretien, plus de la moitié n'ont pas d'objectifs chiffrés.

Quel est l'impact de ces modes de pilotage et d'évaluation du travail sur les risques psychosociaux au travail et la santé mentale des salariés ? L'enquête Sumer 2010 (voir encadré page 45) apporte un éclairage sur cette question. Les objectifs chiffrés apparaissent fortement associés à divers risques psychosociaux et à une santé mentale dégradée (voir graphique page 44). En revanche, concernant les entretiens d'évaluation, l'étude montre que s'ils reposent sur des critères précis et mesurables, leur impact sur l'exposition aux risques psychosociaux et donc sur la santé mentale des salariés est nettement favorable. Les critères de l'évaluation sont jugés "précis et mesurables" par le salarié concerné dans plus de trois cas sur quatre : on qualifiera par la suite ce type d'entretien de "cadré".

Un salarié sur trois n'a ni entretien ni objectifs chiffrés. Cette situation, que nous nommerons "situation de référence" car elle permet d'évaluer l'impact des entretiens et des objectifs, est plus fréquente dans les petits établissements, pour les salariés en CDD ou en intérim, ou pour les professions les moins qualifiées (ouvriers, employés de commerce et de services, voir graphique page 44).

Relativement à ces salariés, deux situations extrêmes se dégagent. La plus favorable concerne les salariés qui bénéficient d'un entretien d'évaluation "cadré" (c'est-à-dire reposant sur des critères précis et mesurables) mais qui n'ont pas d'objectifs chiffrés. La pire touche ceux qui sont dans la situation inverse : des objectifs chiffrés mais pas d'entretien cadré.

Deux cas extrêmes

Les premiers (21 % du total) sont évalués selon des critères qualitatifs, comme réaliser un projet ou acquérir une compétence. Hormis l'intensité du travail - 32 % de ces salariés disent "devoir se dépêcher dans leur travail", comme dans la situation de référence -, ils apparaissent relativement protégés de la plupart des risques psychosociaux. Ainsi, toujours par rapport aux salariés qui n'ont ni entretien d'évaluation ni objectifs chiffrés, la probabilité qu'ils déclarent manquer de latitude décisionnelle est réduite de 15 % et ils ont presque 30 % de risque en moins de manquer de soutien social de la part de leurs collègues ou de leurs supérieurs. Ils ont également moins souvent le sentiment d'être traités injustement ou de ne pas pouvoir faire correctement leur travail1 . Logiquement, leur santé mentale est plutôt meilleure, avec un risque réduit de 12 % de vivre des symptômes anxieux ou dépressifs au moment de l'enquête.

L'évaluation individuelle encadrée par la justice
Thomas Coutrot chef du département Conditions de travail et Santé à la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, Nicolas Sandret ex-médecin-inspecteur régional du travail, coordonnateur de l'enquête Sumer

La mise en place d'un dispositif d'évaluation individuelle n'est pas une obligation pour l'employeur, sauf si le salarié est au forfait jours, c'est-à-dire si sa durée de travail est évaluée en jours et non en heures. Dans ce dernier cas, l'entretien doit porter sur "la charge de travail du salarié, l'organisation du travail dans l'entreprise, l'articulation entre l'activité professionnelle et la vie personnelle et familiale, ainsi que sur la rémunération du salarié" (article L. 3121-46 du Code du travail).

En revanche, lorsque l'employeur met en place une procédure d'évaluation, la loi lui impose de respecter certains principes (article L. 1222-3) : "Le salarié est expressément informé, préalablement à leur mise en oeuvre, des méthodes et techniques d'évaluation professionnelles mises en oeuvre à son égard. Les résultats obtenus sont confidentiels. Les méthodes et techniques d'évaluation des salariés doivent être pertinentes au regard de la finalité poursuivie."

Consulter le CHSCT. Suite à des plaintes déposées par les représentants du personnel de certaines entreprises, la jurisprudence encadre plus précisément cette pratique. Dans un arrêt du 28 novembre 2007 (n° 06-21964, sur plainte du CHSCT et d'organisations syndicales contre la direction du groupe Mornay), la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé que la mise en oeuvre d'entretiens annuels d'évaluation devait être soumise à une consultation du CHSCT. En effet, estimant que "les modalités et les enjeux de l'entretien étaient manifestement de nature à générer une pression psychologique entraînant des répercussions sur les conditions de travail", la Cour a jugé la consultation du CHSCT obligatoire s'agissant d'une "décision de nature à modifier la santé ou les conditions de travail" (en référence à l'ancien article L. 236-2 du Code du travail).

Les critères de l'évaluation doivent être suffisamment précis : le 5 septembre 2008, le tribunal de grande instance de Nanterre a déclaré illicite, car trop subjectif, le projet d'entretiens individuels de la direction de l'entreprise Wolters Kluwer France. Le juge a donné raison au CHSCT de l'entreprise, qui avait jugé trop flous les critères d'évaluation. Il a ordonné à l'entreprise de définir précisément "les valeurs, les objectifs métiers et les comportements professionnels" sur lesquels l'évaluation devait s'effectuer.

Ces salariés se trouvent plus souvent dans le secteur de l'administration publique, de la santé et de l'action sociale ainsi que dans les établissements de 500 salariés ou plus. Outre les métiers de la fonction publique, les plus concernés sont les secrétaires de direction, les employés et ingénieurs de l'informatique, les ouvriers, techniciens et agents de maîtrise de la maintenance, mais aussi les agents d'entretien ou de gardiennage et sécurité.

La situation opposée, la plus dégradée, est celle des salariés (13 %) qui ont des objectifs chiffrés mais pas d'entretien individuel d'évaluation cadré. On inclut donc ici ceux qui n'ont pas d'entretien ou ceux dont l'entretien n'est pas fondé sur des critères précis et mesurables. Ces salariés sont fortement surexposés à quasiment toutes les catégories de risques psychosociaux : demande psychologique élevée (risque accru de 90 %), faible latitude décisionnelle (+ 9 %), manque de soutien des supérieurs (+ 30 %) - mais pas des collègues -, sentiment d'être traité injustement (+ 48 %) et de ne pas recevoir l'estime que mérite son travail (+ 45 %), insécurité d'emploi (+ 40 %). Leur santé mentale apparaît particulièrement menacée, avec une probabilité supérieure de 50 % de connaître des symptômes anxieux ou dépressifs relativement à la situation de référence2

Cette situation délétère concerne notamment des ouvriers non qualifiés (16 %), et plus particulièrement ceux de l'électricité et de l'électronique, du textile et du cuir, des industries de process et de la métallurgie. Ce mode de pilotage du travail est plus souvent réservé à des salariés dont le rythme de travail, selon le médecin enquêteur, est fixé par "le déplacement automatique d'une pièce" ou "la cadence d'une machine" : 26 % des salariés soumis à ces contraintes de rythme sont concernés (contre 13 % pour l'ensemble). Les salariés en contrats courts (CDDintérim) sont un peu plus fréquemment dans cette situation (17 %).

L'entretien favorise une plus grande latitude décisionnelle

Les salariés qui ont des objectifs chiffrés mais bénéficient d'un entretien cadré (22 % du total) s'en tirent un peu moins mal. Il s'agit plus souvent de cadres et de professions intermédiaires ainsi que de salariés de grands établissements ou du secteur de la finance et des assurances.

Pour eux, l'entretien cadré ne permet guère de réduire la très forte demande psychologique associée aux objectifs chiffrés. Mais il favorise une plus grande latitude décisionnelle (probabilité réduite de 20 % d'en manquer, relativement aux salariés sans entretien ni objectifs chiffrés). Surtout, l'entretien cadré réduit le risque de manquer de soutien des supérieurs (- 25 %) ou de se sentir traité injustement (- 8 %)3 . Ces salariés ressentent la crainte de perdre leur emploi ou le sentiment de vivre des changements indésirables, mais de façon beaucoup moins prononcée que ceux qui ont aussi des objectifs chiffrés mais pas d'entretien cadré.

Enfin, 10 % des salariés sont reçus au moins une fois par an par leur supérieur pour un entretien d'évaluation mais sans critères précis ni objectifs chiffrés. Cette situation est un peu plus fréquente dans la fonction publique, notamment pour les catégories B et C, et concerne un peu plus souvent de grands établissements. Pour ce qui est des différents risques psychosociaux, ces salariés n'y sont ni plus ni moins exposés que ceux qui n'ont ni entretien ni objectifs, mais plus que ceux qui ont un entretien cadré sans objectifs chiffrés.

Les entretiens individuels d'évaluation avec critères précis et mesurables apparaissent donc comme protecteurs vis-à-vis de l'exposition à plusieurs facteurs psychosociaux de risque, alors qu'au contraire les objectifs chiffrés sont associés à un surcroît d'exposition. De façon cohérente, on constate qu'une corrélation négative existe entre objectifs chiffrés et santé mentale, mais que les entretiens menés rigoureusement jouent un rôle modérateur : le risque de symptôme anxieux ou dépressif est accru de 50 % quand les objectifs chiffrés ne sont pas associés à un entretien cadré, mais de 20 % "seulement" quand c'est le cas. La situation où le salarié bénéficie d'un tel entretien mais n'a pas d'objectifs chiffrés est la plus favorable, puisqu'elle induit une réduction (- 12 %) du risque de symptôme d'anxiété ou de dépression4

Permettre au salarié de faire face

Si ses critères sont jugés par le salarié "précis et mesurables", il semble donc que l'évaluation individualisée puisse être un espace de débat sur le travail qui permet non pas de négocier la charge de travail - on n'observe aucun rôle régulateur des entretiens sur l'intensité du travail ni sur la demande émotionnelle -, mais de renforcer certaines ressources (autonomie, soutien, reconnaissance...) qui permettent au salarié de faire face. Il importe donc pour la prévention d'établir une distinction entre la fixation d'objectifs chiffrés et l'utilisation de critères d'évaluation du travail précis et mesurables, plutôt d'ordre qualitatif : au contraire des premiers, les seconds semblent pouvoir jouer un rôle protecteur concernant l'exposition des salariés aux risques psychosociaux, et donc favoriser la préservation de leur santé.

Enquête Sumer 2010 : 48 000 salariés interrogés

Pilotée par la direction générale du Travail et la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail, l'enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) dresse une cartographie des expositions des salariés aux principaux risques professionnels en France.

Menée sur le terrain de janvier 2009 à avril 2010, la dernière édition a été réalisée par 2 400 médecins du travail volontaires auprès de 48 000 salariés. Ces derniers ont aussi rempli un autoquestionnaire portant sur leur vécu du travail et permettant d'évaluer les facteurs psychosociaux de risque rencontrés sur le poste de travail. Ils sont représentatifs de près de 22 millions de salariés, le champ couvrant 92 % des salariés. L'exception majeure concerne l'Education nationale (dont le réseau de médecine de prévention ne dispose pas de la couverture suffisante) ainsi que les ministères sociaux et celui de la Justice.

Les questions retenues dans l'enquête pour apprécier le degré de pilotage du travail sont les suivantes :

  • Devez-vous atteindre des objectifs chiffrés, précis ?
  • Est-ce que vous avez un (ou plusieurs) entretien(s) individuel(s) d'évaluation par an ? Si oui, l'entretien porte-t-il sur des critères précis et mesurables ?
  • 1NDLR :

    Ces données s'entendent "toutes choses égales par ailleurs" (sexe, catégorie socioprofessionnellesecteur d'activité, etc.).

  • 2NDLR :

    Ces données s'entendent "toutes choses égales par ailleurs" (sexe, catégorie socioprofessionnellesecteur d'activité, etc.).

  • 3NDLR :

    Ces données s'entendent "toutes choses égales par ailleurs" (sexe, catégorie socioprofessionnellesecteur d'activité, etc.).

  • 4NDLR :

    Ces données s'entendent "toutes choses égales par ailleurs" (sexe, catégorie socioprofessionnellesecteur d'activité, etc.).

En savoir plus
  • "Pilotage du travail et risques psychosociaux", par Thomas Coutrot et Nicolas Sandret, Dares Analyses n° 3, janvier 2015. Accessible sur http://travail-emploi.gouv.fr