Béatrice Edrei : "Le suicide au travail n'est pas une fatalité"

entretien avec Béatrice Edrei, psychologue du travail
par Clotilde de Gastines / janvier 2014

Psychologue, Béatrice Edrei évoque le processus menant au suicide au travail, thème du 7e Colloque de psychodynamique et psychopathologie du travail en octobre dernier. Un processus que la mobilisation des acteurs du débat public pourrait aider à enrayer.

Le suicide au travail était au coeur des débats du 7e Colloque international de psychodynamique et psychopathologie du travail, organisé en octobre. Quels sont les points de convergence et les différences entre les approches des diverses disciplines sur ce phénomène ?

Béatrice Edrei : Les chercheurs étrangers et français ont constaté que le phénomène du suicide au travail est international et peut atteindre des salariés sans antécédents psychopathologiques. Les grandes similitudes cliniques montrent aussi que le suicide au travail n'est pas une construction culturelle. Le travail est bien en cause, et s'engager dans le travail comporte des risques pour la santé mentale. L'ensemble des chercheurs s'accorde pour dire que, depuis vingt ans, la gestion a déstabilisé le processus de reconnaissance du travail réel, fragilisant ainsi les salariés.

Repères

Le 7e Colloque international de psychodynamique et psychopathologie du travail (CIPPT) s'est déroulé à Paris les 11 et 12 octobre, sur le thème "Suicide et travail". Il était organisé notamment par l'équipe de recherche de psychodynamique du travail et de l'action du Conservatoire national des arts et métiers, dont fait partie Béatrice Edrei. Les conférences des séances plénières seront publiées dans le numéro 31 de la revue Travailler, à paraître début 2014.

Les disciplines scientifiques divergent toutefois sur les causes de cette fragilisation. La psychiatrie reste mobilisée par la force des déterminants psychopathologiques individuels, tandis que la sociologie tend à s'opposer à cette conception en privilégiant la question de la domination dans le champ social. La psychodynamique du travail cherche plutôt à comprendre, à partir de l'analyse du travail réel, pourquoi on peut se suicider. Le travail est l'objet de recherche clé où se rencontrent les dimensions sociale et psychique, le lieu où s'inscrit la domination que l'on subit et que l'on exerce.

Comment la psychodynamique du travail décrit-elle le processus de fragilisation du salarié ?

B. E. : La psychodynamique du travail a mis en lumière la façon dont les contraintes de travail peuvent déstructurer le "vivre ensemble", coloniser le psychisme et amener vers des décompensations graves, dont le suicide est la forme la plus dramatique et heureusement la plus rare.

Les psychologues Isabelle Gernet et Florence Chekroun ont présenté lors du colloque une intervention clinique dans un service de réanimation hospitalier qui a mis en lumière la dégradation du travail collectif et de la coopération. Elles ont constaté que la tricherie nécessaire pour subvertir le travail prescrit ne visait plus la protection du patient, mais la protection de soi. Ainsi, l'individu peut être conduit à agir contre son éthique professionnelle en n'exprimant plus les difficultés qu'il rencontre. Cela provoque une souffrance éthique insurmontable, une véritable haine de soi qui peut pousser à un acte compulsif comme le suicide.

Quelles actions de prévention peut-on développer ?

B. E. : Les actions de prévention sont complexes et nécessitent de la part des acteurs de l'intervention un registre d'habilités cliniques ainsi qu'une posture qui respecte un certain nombre de principes éthiques pour amener les équipes et les salariés à repenser leur travail, leur engagement, et la capacité de leur collectif de travail. Car ces organisations du travail ont un talon d'Achille : elles fonctionnent sur la mobilisation zélée de certains responsables et le consentement aveuglé d'une partie des travailleurs. Cet échafaudage humain peut heureusement se fissurer et s'infléchir. Mais les mouvements collectifs peuvent se décourager. Et les phénomènes de résistance par la ruse ou l'arrêt du zèle, "dans le secret de sa conscience", ont besoin des acteurs du débat public pour soutenir leur inventivité. Certains de ces acteurs, qu'ils soient journalistes, comme Elisabeth Weissman1 , juristes, cinéastes ou artistes, encouragent, à leur manière, des formes de résistance ou de désobéissance éthique. Dans sa pièce Très nombreux, chacun seul, Jean-Pierre Bodin ouvre ainsi le débat sur le chemin d'un délégué CGT vers le suicide sur son lieu de travail. Cette mobilisation diverse montre qu'en matière de suicide il n'y a pas de fatalité.

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    Auteure de l'ouvrage La désobéissance éthique (2010).