© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Les cadres de santé pris entre deux feux

par Corinne Renou-Nativel / janvier 2016

Soumis à des objectifs de gestion déconnectés des réalités du terrain, confrontés au malaise d'équipes soignantes malmenées, les cadres de santé sont en difficulté au sein d'une institution malade d'un trop-plein de réformes.

"Entre le marteau et l'enclume", c'est l'expression qui revient en permanence lorsqu'on enquête sur les conditions de travail des cadres de santé dans l'univers hospitalier. Il revient à ces derniers d'organiser le travail des infirmiers, des aides-soignants et parfois des agents de service de l'unité ou des unités de soins qu'ils dirigent, tout en appliquant les diverses règles imposées par la hiérarchie. "Ils représentent la cheville ouvrière qui fait fonctionner le service, et même l'hôpital, souligne un médecin du travail qui souhaite garder l'anonymat. Si le service est en difficulté, ils peuvent rapidement se trouver très exposés." Au carrefour des relations avec les soignants, les patients et l'administration, ils cristallisent les mécontentements dans un contexte de contraintes budgétaires.

A priori moins concernés que leur équipe par les troubles musculo-squelettiques, ils peuvent être en revanche particulièrement exposés aux risques psychosociaux. Ce qui se traduit par "de l'anxiété, des syndromes dépressifs et des troubles du sommeil", résume Odile Riquet, qui a été médecin du travail d'un centre hospitalier. "Dans les conflits surgissent des problèmes de dos, des hernies discales et cervicales, des tendinites à l'épaule, avec une atteinte à l'identité de travail et le sentiment d'être incompétent", complète-t-elle. Les plus atteints vont rendre leur tablier pour revenir à leur profession initiale, généralement infirmier, que ce soit à l'hôpital ou en libéral.

"Envahis par les procédures"

Pour Denis Garnier, chargé du secteur hospitalier pour FO, cette situation dégradée trouve son origine dans la réforme des études des cadres de 1995 : "On a voulu en faire des "caporaux-chefs" en calquant l'encadrement à l'hôpital sur ce qui se pratique dans l'industrie. Le cadre n'est plus là pour animer l'équipe, mais pour la contrôler." Courroies de transmission des directions de l'hôpital, les cadres de santé ont la lourde charge de faire appliquer les lois, règles, directives et autres protocoles qui pleuvent sur les soignants, imposés par une administration souvent considérée comme déconnectée des réalités. "Nous sommes envahis par les procédures", estime Bruno1 , 50 ans, cadre d'un grand centre hospitalier du Sud de la France. Ainsi, en unité pour malades difficiles (UMD), les patients isolés doivent faire l'objet d'une surveillance chaque demi-heure pour limiter notamment le risque de suicide. Mais la traçabilité des actes, au lieu d'être réalisée au fur et à mesure, est effectuée en toute fin de service. "Vous pouvez très bien ne pas être allé voir le patient et, avant de partir, indiquer que vous l'avez fait, témoigne Patrick Ackermann, cadre de santé à l'UMD de l'hôpital de Sarreguemines (Moselle). Beaucoup de soignants considèrent maintenant qu'il est plus important de dire que de faire." Ce manque d'adhésion des cadres aux diverses procédures les place dans des situations des plus inconfortables vis-à-vis de leur équipe, ce que chacun gère à sa manière. "Je n'adhère pas à tout ce que je transmets, reconnaît Béatrice, 50 ans, mais je ne l'exprime pas parce que je pense que ce serait un message paradoxal envoyé aux agents. J'entends leurs regrets, je compatis, mais je reste neutre." Patrick Ackermann ne cache pas son désaccord : "Je ne peux pas expliquer ce que je ne comprends pas, même s'il faut appliquer ces mesures."

"Difficile de donner du sens au travail"

Parmi les nombreuses tâches qui incombent aux cadres de santé, la gestion du planning s'avère particulièrement ardue et chronophage, avec pour injonction paradoxale d'assurer la continuité et la qualité des soins en disposant de moyens insuffisants. Un turn-over important chez les infirmières rend plus volatiles les équipes, tandis que sévit un absentéisme en progression. Il faut régulièrement rappeler des agents en repos pour compléter l'équipe, ce qui génère tensions et conflits qu'il revient là encore au cadre de gérer. "Lorsque des postes restent longtemps vacants, j'essaie d'apaiser en expliquant que je me bats pour qu'ils soient comblés, mais il est difficile de donner du sens au travail dans ces conditions", rapporte Bruno.

La mise en place de la tarification à l'activité (T2A), issue de la réforme hospitalière du plan hôpital 2007, a représenté un coup dur pour les cadres, désormais sommés de rendre des comptes au strict sens comptable. Ce dispositif unique de facturation et de paiement impose des normes à respecter en termes de durée moyenne de séjour (DMS). "La DMS ne prend pas en compte le contexte, regrette Isabelle, 44 ans, cadre de santé depuis quinze ans. Peut-on renvoyer chez elle au bout de trois jours, après une fracture du col du fémur, une personne de 90 ans qui habite au quatrième étage d'un immeuble sans ascenseur et dont les enfants vivent à 500 kilomètres ?" Pour les mêmes raisons comptables, le cadre doit gérer un turn-over plus rapide des lits, augmentant ainsi les tâches complexes d'admission et de sortie pour l'équipe. La contrainte financière est telle que le cadre se trouve une nouvelle fois en situation de devoir expliquer l'inexplicable. "Comment justifier auprès des équipes que les matelas endommagés ne seront pas remplacés et qu'on manque d'un matériel aussi essentiel que les pompes à perfusion ?", demande Bruno.

Comment chaque cadre, isolé de par sa fonction et soumis à une pression permanente, parvient-il à tenir, à ne pas s'effondrer ? A l'évidence, l'existence d'un collectif de pairs au sein de l'hôpital se révèle d'un grand soutien, car il leur permet d'évoquer leurs difficultés. En l'absence d'un tel collectif, nombre de cadres s'appuient pour leur part sur un réseau informel constitué sur la base d'affinités.

"Renoncer à une vision descendante"

A la Haute Autorité de santé (HAS), institution responsable de la certification des établissements de santé, Véronique Ghadi, chef de projet, insiste sur la nécessité de renforcer le dialogue. "L'enjeu des démarches de qualité de vie au travail est de renoncer à une vision descendante, où tout se décide en haut, afin de repartir des contraintes des équipes, expose-t-elle. Cette démarche objective les difficultés, redonne la main aux équipes sur le terrain, pleines de ressources, et permet de prendre des décisions ancrées dans la réalité des situations. Si nécessaire, les difficultés et les contraintes ainsi mises en exergue par les équipes peuvent être renégociées à chaque niveau de l'institution. Aujourd'hui, la HAS lance une expérimentation dans plusieurs régions pour identifier des outils qui aideront les établissements à se mobiliser plus facilement."

Une vision optimiste des choses qu'est loin de partager ce médecin du travail, qui tient une consultation de pathologies professionnelles : "La pression économique pesant sur les cadres infirmiers et leur souffrance éthique sont des obstacles sérieux au dialogue. Vous ne parlez pas facilement si vous ne vous reconnaissez pas dans ce que vous faites. Or, pendant de longues années, ces agents ont souvent exercé le métier des gens qu'ils encadrent. Les consignes qu'ils sont chargés de relayer pour réduire les coûts vont parfois à l'encontre des règles de métier qu'ils ont apprises et appliquées eux-mêmes..."

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    Les prénoms ont été modifiés à la demande des intéressés.