© Sarah Bouillaud

Réinventer les parcours professionnels

par Nathalie Quéruel et François Desriaux / octobre 2019

S'il est un sujet qui reflète pleinement le titre de notre magazine, c'est bien celui des itinéraires professionnels, tant ils résultent d'un mariage forcé entre état de santé et conditions de travail. Démêler l'écheveau de ces interactions complexes se révèle indispensable pour appréhender la prévention de façon plus pertinente.

D'un côté, les portes se ferment pour les personnes en mauvaise santé, qui, plus souvent que les autres, sont assignées à des parcours chaotiques et occupent les postes du bas de l'échelle. De l'autre, la pénibilité de l'activité et la précarité de l'emploi usent les corps et les esprits. Maladies et accidents causés par le travail entraînent de telles ruptures dans la vie professionnelle qu'il est souvent difficile de revenir dans la course.

C'est donc avant l'irréparable qu'il convient d'agir. D'abord en prenant en compte les potentialités de l'organisation du travail : lorsque celle-ci facilite la coopération entre les salariés, des compromis peuvent s'élaborer qui permettent le maintien en poste. Puis en considérant que préserver la santé au travail s'inscrit dans un temps d'autant plus long que l'âge de la retraite ne cesse de reculer. Cela signifie concevoir non seulement un travail durable, mais aussi des formations capables de donner réalité à des parcours professionnels variés.

© Sarah Bouillaud
© Sarah Bouillaud

« Les carrières ascendantes sont favorables à la santé »

entretien avec Emmanuelle Cambois, directrice de recherche à l'Ined
par Anne-Marie Boulet / octobre 2019

Directrice de recherche à l'Institut national des études démographiques (Ined), spécialiste de la santé des populations, Emmanuelle Cambois souligne la corrélation entre mobilité professionnelle et mortalité, entre parcours et espérance de vie sans incapacité.

Des différences de mortalité existent entre les groupes socioprofessionnels. Y a-t-il également des disparités liées au déroulement de la carrière ?

Emmanuelle Cambois : Changer de catégorie socioprofessionnelle n'est pas sans incidence sur la mortalité. Nous avons montré que les trajectoires ascendantes - par exemple, le parcours d'un ouvrier devenu cadre - sont favorables à l'espérance de vie en bonne santé. A contrario, les carrières qui stagnent ou régressent s'avèrent plus défavorables. Ce lien s'explique en partie par le temps passé dans des professions aux conditions de travail pénibles ou bien en inac- tivité, mais aussi par un niveau de vie plus faible, voire des situations de précarité. Les personnes qui cumulent de mauvaises conditions de travail et des parcours professionnels stagnants, descendants ou hachés se retrouvent en moins bonne santé dans la dernière ligne droite de leur vie active et après. Les politiques de prévention devraient être déployées dès le début des carrières et sur l'ensemble de celles-ci afin de réduire ces effets délétères.

Les années de mauvaise santé connaissent une hausse à partir des années 2000, après une période de stabilité ou de diminution dans les deux décennies précédentes. Peut-on incriminer le travail dans ce retournement ?

E. C. : Effectivement, au début des années 2000, les années de vie avec des troubles fonctionnels et des gênes dans les activités ont augmenté, alors que les femmes et les hommes continuaient de bénéficier d'un allongement de l'espérance de vie. Ce phénomène a surtout concerné les femmes, et principalement la tranche des 50-65 ans. Plusieurs explications se conjuguent certainement : la progression des connaissances et des attentes en matière de santé peut conduire à une prise de conscience plus importante des troubles ; les progrès médicaux ont permis une plus grande survie de personnes atteintes de maladies invalidantes. Mais les conditions de travail et de la fin des carrières professionnelles jouent sans doute un rôle. Si nous manquons de données pour démontrer l'effet des métiers, nous constatons de larges différences d'espérance de vie sans incapacité selon la catégorie socioprofessionnelle : un ouvrier de 35 ans vit en moyenne dix ans de plus qu'un cadre avec des limitations fonctionnelles, physiques ou sensorielles (difficultés à marcher, à entendre, etc.), et cette divergence se manifeste déjà chez les 50-65 ans. Mais nous observons aussi des disparités entre les sexes : 43 % des années entre 50 et 65 ans sont vécues avec des limitations fonctionnelles par les femmes, contre 36 % par les hommes. Ces résultats interpellent car ils indiquent de fortes inégalités dans les chances d'atteindre l'âge de la retraite en bonne santé.

Les trajectoires professionnelles des femmes peuvent-elles être mises en cause ?

E. C. : Les femmes déclarent bien plus d'incapacités que les hommes, et ce, à tout âge. C'est en partie dû aux troubles musculo-squelettiques et anxio-dépressifs, assez invalidants, et que l'on rencontre bien plus fréquemment chez elles. Ce moins bon état physique et psychique découle de carrières moins favorables : elles débutent plus souvent que les hommes dans des métiers peu qualifiés, qui exposent aux TMS ; elles connaissent davantage de périodes d'inactivité et de chômage, ce qui limite leur niveau de rémunération ; elles connaissent moins de promotions tout au long de leur carrière. Avec une espérance de vie plus longue (85,4 ans, contre 79,6 ans pour les hommes), les femmes vivent en moyenne plus d'années de mauvaise santé que l'autre sexe.