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Mieux prévenir le risque toxique

par François Desriaux / janvier 2019

Dossier après dossier sur les risques chimiques, on a l'impression que la prévention a toujours un train de retard. Comme si les catastrophes sanitaires passées, par exemple celles de l'amiante et du chlordécone, ou annoncées pour les perturbateurs endocriniens et les nanomatériaux, n'occasionnaient finalement pas de prise de conscience ou de sursaut. Aujourd'hui encore, la progression des connaissances scientifiques et de l'évaluation des risques ainsi que l'évolution des modalités d'exposition devraient imposer à la fois un cadre réglementaire plus strict et des pratiques professionnelles plus ambitieuses pour protéger les salariés. Le lobbying toujours plus sophistiqué et plus prégnant des industriels, la faiblesse des moyens des organismes de contrôle et des agences sanitaires, la pression sur l'emploi constituent autant d'obstacles à la réduction des risques. Et puis, les effets des expositions n'apparaissant souvent que des années plus tard, l'espoir des entreprises de passer entre les gouttes est toujours plus grand que la crainte de se faire attraper par la patrouille. Toutefois, s'il devient urgent de changer de modèle pour la prévention des expositions aux agents chimiques dangereux, en appliquant notamment les recommandations émises par le récent rapport Frimat1 , cela ne suffira pas. Il est nécessaire que, sans attendre ce grand soir, les acteurs de la prévention changent la donne sur le terrain, comme les y invitent les pages qui suivent.

 

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    Rapport du Pr Paul Frimat relatif "à la prévention et à la prise en compte de l'exposition des travailleurs aux agents chimiques dangereux".

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Chez RTE, la toxicité de la créosote ne fait plus débat

par Clotilde de Gastines / janvier 2019

Trois ans après avoir découvert les risques toxiques liés à la créosote, présente sur les poteaux électriques en bois, un CHSCT de RTE, filiale d'EDF, a fini par obtenir l'abandon de ce produit, sa substitution et un suivi des expositions. Récit.

Qu'est-ce qu'on a avalé depuis trente ans ? On n'avait aucune information sur la dangerosité de la créosote. On savait juste que ça puait et que ça piquait les yeux", témoigne Didier Audouard, syndicaliste CGT. Cet agent des lignes a travaillé sur les poteaux électriques du réseau EDF, puis sur ceux de sa filiale Réseau de transport d'électricité (RTE), notamment ceux en bois enduits de créosote. "Légalement, nos expositions auraient dû être tracées depuis 1993", souligne le salarié, délégué du personnel et secrétaire du CHSCT du Groupement maintenance réseau (GMR) Forez-Velay, établi à Saint-Etienne (Loire).

La créosote est une huile de goudron de houille qui protège le bois de la putréfaction pendant vingt à quarante ans. Ce cocktail de produits chimiques est composé à 90 % d'hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP) et d'une centaine d'autres substances : crésols, phénols, gaïacol... Ce qui le rend toxique par contact, inhalation ou ingestion, extrêmement inflammable et polluant pour les sols et la nappe phréatique. La créosote est classée cancérogène présumé, catégorie 1B dans la réglementation européenne, qui en a interdit l'utilisation en 2008. Toutefois, quelques entreprises françaises bénéficient encore de dérogations pour les poteaux télécoms (Orange) ou électriques (Enedis, RTE) ainsi que pour les traverses de chemin de fer (SNCF).

Un risque négligeable

Vu du siège de RTE à Paris, le risque d'exposition à la créosote a longtemps paru circonscrit et négligeable. Connu depuis 2008, il était seulement identifié comme un danger pour l'environnement. En outre, peu de salariés de RTE interviennent sur les poteaux créosotés. Deux équipes, de 15 salariés chacune, basées à Saint-Etienne et Clermont-Ferrand, sont formées pour intervenir, dans leur région et partout en France. Mais il peut arriver que des salariés d'autres régions fassent des réparations d'urgence sur ces poteaux. Enfin, sur tout le parc de poteaux hérité d'EDF, RTE n'en décompte que 15 % créosotés. Au total, 5 760 mâts de 21 mètres, et un nombre inconnu d'ouvrages provisoires, localisés en majorité en région Auvergne-Rhône-Alpes.

Ces poteaux ont malgré tout été au coeur d'un bras de fer entre le CHSCT du GMR Forez-Velay et la direction de RTE, trois ans durant, pour obtenir notamment l'arrêt de l'utilisation de la créosote. "RTE n'installe plus aucun poteau en bois créosoté, confirme Perrine Mas, chargée de communication du groupe. En effet, l'entreprise a décidé en juin 2017 l'interdiction, pour tous types d'usage, de l'utilisation de la créosote ou de ses produits dérivés pour le traitement des poteaux de bois, que ce soit pour des supports définitifs ou provisoires." Une décision prise à la suite d'une expertise pour risque grave lancée par le CHSCT confiée au cabinet Secafi, contestée d'abord par l'entreprise, puis finalement acceptée. Le rapport d'expertise, remis en décembre 2017, retrace l'historique d'une prise de conscience du risque plutôt tardive.

Dès 2011, des préventeurs locaux de RTE avaient en effet donné l'alerte, après avoir appris que des mesures de prévention étaient mises en oeuvre chez Enedis, autre filiale d'EDF. Toutefois, avant 2013, aucune consigne écrite n'a été donnée concernant la prévention des risques pour les salariés. Cette année-là, des salariés béarnais sensibilisés aux dangers des cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) ont déclaré des accidents du travail, consécutivement à l'apparition de rougeurs, et fait voter une première expertise CHSCT. Celle-ci a débouché en 2014 sur la distribution d'équipements de protection individuelle (EPI).

Découverte du pot aux roses

"On était en décembre 2014, raconte Didier Audouard. Mes collègues du Forez ont reçu des cartons à l'atelier avec des masques, des combinaisons chimiques et des gants, alors qu'ils s'apprêtaient à dépanner une installation en poteaux de bois créosotés. Ils se sont demandé pourquoi on ne nous avait jamais obligés à porter cette panoplie avant." Lors des réunions de CHSCT qui suivent, les élus du personnel s'aperçoivent que le risque cancérogène lié à la créosote n'a pas été mentionné dans le document unique d'évaluation des risques professionnels (DUERP), lequel ne signale qu'un risque d'irritation cutanée. La toxicité de la substance n'est pas non plus référencée dans le logiciel maison permettant d'établir des fiches d'utilisation des produits, avec les consignes à appliquer. Pourtant, le fournisseur de poteaux créosotés, la société France Bois Imprégnation, transmet bien une fiche de données de sécurité (FDS) à RTE au moment de la livraison. Lors d'une visite de chantier, un inspecteur du travail rapporte d'ailleurs cette FDS, qui alerte sur la présence d'au moins quatre produits CMR dans la créosote.

A l'été 2015, la médecine du travail procède à des prélèvements atmosphériques, dont les résultats sont rassurants : la concentration dans l'air d'hydrocarbures aromatiques polycycliques, de poussières de bois et de silice cristalline est en dessous des valeurs limites d'exposition professionnelle (VLEP). Toutefois, l'Inspection du travail et les organisations syndicales demandent que des mesures biométrologiques dans les urines soient réalisées en complément. Elles sont effectuées l'été suivant, en 2016, avant les chantiers et après, alors que les salariés portent leurs combinaisons de protection. Les résultats sont à nouveau présentés de manière rassurante par la médecine du travail. Elle diffuse néanmoins un message reprochant le manque d'hygiène sur les chantiers et ciblant les salariés qui fument De leur côté, les syndicalistes se tournent vers un expert du cabinet Secafi, pour avoir son avis sur les résultats.

"Quand Didier Audouard m'a montré les résultats, j'ai tout de suite vu qu'ils étaient très mauvais, se souvient Vincent Jacquemond, qui a mené par la suite l'expertise pour risque grave. Ces résultats distinguaient l'exposition aux HAP lourds de celle aux HAP légers, alors qu'au-delà des substances prises une à une, c'est bien le mélange de HAP lourds et légers qui est cancérogène." L'expert met aussitôt en garde contre "une exposition non maîtrisée et non acceptable, notamment une exposition cutanée, qui a forcément un impact sur la santé". Les résultats sont d'autant plus accablants que les salariés ont bien porté leurs protections individuelles. "Malgré les protections, tout était contaminé : les chaussures, les voitures, tous les outils de chantier", rapporte Didier Audouard.

Alertes anxiogènes

Ces mesures biométrologiques changent la teneur de la discussion. Pour le CHSCT, les résultats justifient une expertise pour risque grave. "Mais les salariés trouvaient qu'on en faisait trop sur la créosote, relate l'élu du personnel. Ils n'étaient pas favorables à ce qu'on demande une expertise." "Ils étaient rassurés par le discours de la direction et tournaient tout en dérision, parce qu'il y a un frein psychologique énorme à accepter de se dire qu'on a été exposé pendant toutes ces années", explique Vincent Jacquemond. Le rapport d'expertise signale ainsi que les alertes étaient perçues par certains salariés comme anxiogènes, risquant de porter préjudice à leur activité sur les poteaux en bois.

En février 2017, le CHSCT vote tout de même l'expertise. Il mentionne dans sa résolution que plusieurs agents des lignes de Saint-Etienne sont décédés de cancers précoces de l'oesophage, de la gorge, du foie et du poumon, entre 51 ans et 56 ans. Il rappelle que les salariés ne bénéficiaient d'aucune protection avant 2014, ni d'information sur le caractère dangereux de la créosote, de fiche d'exposition, ou encore d'un suivi médical postexposition. Il souhaite aussi ouvrir la discussion sur le niveau de protection des EPI.

Le mois suivant, la direction engage une procédure de contestation contre la demande d'expertise. Les centrales syndicales se mobilisent au niveau national et alertent la presse. La pression sociale et médiatique amène finalement les parties à trouver un accord. L'entreprise interdit l'utilisation de la créosote et autorise l'expertise, à la condition que son cahier des charges n'intègre plus la reconstitution des expositions passées. L'expertise est commandée le 22 mai au cabinet Secafi.

En parallèle, RTE embauche une ergonome à temps plein, afin de conduire une étude : analyse de l'activité, identification des sources d'exposition et des niveaux de risque. Si les experts de Secafi et l'ergonome travaillent séparément, leurs constats se rejoignent. Ils découvrent une grande diversité de sources de contamination directe ou différée : le réemploi des visseries et des traverses, le maniement et le transport d'outils souillés par la terre imprégnée de créosote, le placement des baudriers au-dessus de la combinaison de protection... L'ergonome propose d'améliorer certains process et de trouver des solutions alternatives pour éviter de percer les poteaux. Il est aussi question d'ajuster l'usage des EPI, en utilisant, par exemple, "des gants à double protection mécanique et chimique seuls ou avec des manchettes de protection des bras, selon les opérations", précise Perrine Mas.

Remplacement progressif

Les deux expertises conduisent RTE à repenser sa politique de prévention des risques professionnels sur les chantiers impliquant des poteaux créosotés. Déjà, une centaine d'entre eux sera remplacée chaque année. Un rythme, expose la chargée de communication, "essentiellement dicté par nos possibilités de consignation des ouvrages : faire les travaux sans fragiliser ou couper l'alimentation électrique de la zone. Nous travaillons activement à accélérer ces remplacements sans augmenter l'exposition de nos salariés". Les poteaux neufs ne sont plus traités à la créosote mais au Korasit KS2, un autre agent chimique dangereux. "Pas si anodin, mais non cancérogène", commente Didier Audouard. La solution, présentée comme transitoire dans le rapport Secafi, présente l'intérêt de supprimer le risque cancérogène, avant qu'une technologie de poteaux composites, en cours de développement, mette fin au risque chimique.

Enfin, chaque opération sur poteau créosoté donne lieu à une fiche d'exposition, renseignée pour chaque salarié, avec un suivi médical renforcé. "On attend la suite !, s'exclame Didier Audouard. Les salariés n'ont pas encore passé de visite médicale spéciale pour retracer leurs expositions passées." Concernant ce point, Perrine Mas déclare que l'entreprise travaille sur des "dispositionspartagées et décidées avec le concours du service de santé au travail et en association avec le comité santé sécurité", instance nationale de dialogue avec les organisations syndicales. Tout en précisant qu'"aucune pathologie liée à la créosote n'a jamais été constatée".

De son côté, l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses) a décidé le 23 avril 2018 de restreindre la mise sur le marché des poteaux en bois créosotés. Dans la foulée, un arrêté, attendu pour la fin du mois d'avril, confirmera leur interdiction pour octobre 2020.