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S'émanciper de la religion du chiffre

par François Desriaux / juillet 2012

Les médecins du travail, les élus de CHSCT et leurs experts ont-ils tous reçu la mallette du " petit épidémiologiste " à leur entrée en fonction ? En une vingtaine d'années, la religion du chiffre dans le domaine de la santé au travail s'est imposée. Impossible aujourd'hui d'aborder un problème dans une entreprise sans aligner d'abord une série de tableaux Excel. Or autant les grandes enquêtes nationales ou européennes sur les conditions de travail ont fait progresser les connaissances et le débat social, autant il est permis de douter que la production de données au niveau local ait les mêmes vertus.
A bien des égards, l'énergie dépensée pour produire des statistiques est contre-productive. Déjà, parce que vouloir faire la preuve par neuf que le problème de santé identifié est bien dû au travail ne donne pas forcément d'indications sur les remèdes. Ensuite, parce que l'élaboration de " camemberts " éloigne souvent les acteurs du terrain, les privant ainsi de précieuses ressources pour transformer le travail. Enfin, parce qu'il n'est pas rare que les enquêtes locales s'affranchissent de règles élémentaires, tant méthodologiques que déontologiques.
Alors, avant de se lancer dans une enquête chiffrée, il faut bien réfléchir à l'utilisation qui en sera faite, puis préserver, tout au long de la démarche, la confrontation des points de vue.

" Le chiffre ne doit pas cacher ce qui est visible "

par Stéphane Vincent / juillet 2012

Pour Jean-Marie Kneib, l'usage qui est fait du chiffre et des statistiques dans les entreprises face à la souffrance au travail sert souvent à masquer la réalité. Les modèles utilisés sont discutables et peuvent entraver la prévention.

Le recours au chiffre est-il de nature à clarifier les débats sur la santé psychique au travail ?

Jean-Marie Kneib : L'utilisation du chiffre clarifie rarement les débats sur la santé psychique et le travail, au contraire. Sans règles de déchiffrage, le chiffre ne signifie rien. Ainsi, mesurer n'a de sens que par rapport à une unité de référence. Pour cela, il faut un instrument de mesure et une expérience reproductible qui la définisse précisément. Par exemple, pour un même objet, une balance doit indiquer le même poids partout dans le monde. Tout modèle scientifique cherche à mettre en boîte la réalité. C'est pourquoi il doit soumettre à la critique non pas son formalisme, mais les postulats, objectifs et conséquences de cette " mise en boîte ". De même, les mathématiques appliquées visent à mettre en lumière ce que révèle un modèle et non pas à le justifier lorsque ses présupposés, insuffisamment explicités, ne sont pas mis en débat. Aujourd'hui, des pratiques d'intervention en entreprise se réfèrent au langage des mathématiques sans en adopter la rigueur de raisonnement. N'est-ce pas là masquer la vacuité de la pensée, dissimuler l'intention et les partis pris d'un modèle, c'est-à-dire se tenir à distance de la problématique de terrain posée ? Le chiffre doit servir à découvrir ce qui existe mais est caché et non à cacher ce qui existe et est visible.

Et quid des modèles statistiques utilisés fréquemment dans les entreprises pour évaluer les risques psychosociaux, comme le questionnaire Karasek ?

J.-M. K. : Dans les entreprises où ces modèles ont été utilisés, les critiques sont nombreuses. Elles portent sur l'avalanche de chiffres inexploitables, notamment pour la prévention, et sur les interprétations en discordance avec les situations de travail et le sens qu'en donnent les travailleurs. Cela n'est guère étonnant : leurs fondements sont critiquables tant du point de vue de la psychologie que des mathématiques. Basés sur les théories du stress, ces modèles postulent qu'il n'y a pas de lien spécifique entre la santé mentale et le travail, que le travail n'a pas de fonction psychologique particulière, que la perception et la souffrance sont des quantités mesurables, additionnables... L'usage qu'ils font des statistiques dénie toute volonté propre aux sujets auxquels les questionnaires sont proposés. Avec quelles intentions y répondent-ils ou non ? Quid des stratégies d'évitement voire de déni de leur souffrance au travail, qui n'ont cure des présupposés du modèle et rendent les résultats statistiques indéchiffrables ? Les variables que les modèles affirment mesurer - demande psychologique, sujets passifs, etc. - ne sont pas définies. Quel sens ont-elles ? Plutôt que de s'illusionner avec des chiffres, il serait utile de démonter les préjugés et idéologies véhiculés par l'emploi de telles expressions pour caractériser les travailleurs, sous couvert de formalisme scientifique.

Quel serait un usage intelligent du chiffre sur les questions de souffrance au travail ?

J.-M. K. : Impliqués dans le travail de terrain, les directions, les comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) et les médecins du travail n'ont pas besoin de chiffres pour avoir une idée de la situation. Néanmoins, si le chiffre est utilisé à des fins descriptives - compter les arrêts maladie, les suicides au travail... -, il peut alimenter la réflexion et le débat social. Si son utilisation est dévoyée, en prétendant mesurer la subjectivité et imposer sans débat des idéologies critiquables, alors il devient une entrave à la connaissance et à la reconnaissance du travail réel.