Au Chili, le travail toujours muselé

par Laurent Vogel directeur du département conditions de travail, santé et sécurité de l'Institut syndical européen (ETUI) / octobre 2012

Le Chili reste profondément marqué par l'empreinte de l'ère Pinochet. Ce qui, malgré la croissance économique du pays, induit un coût social élevé, comme l'indique une enquête nationale sur les conditions de vie et de travail et la santé.

C'est en 2006 qu'a germé, au sein des instances gouvernementales chiliennes, l'idée de réaliser une enquête nationale sur l'emploi, les conditions de travail, la santé et la qualité de vie des travailleurs. Trois ans plus tard, en juillet 2009, des chercheurs du ministère de la Santé et du ministère du Travail et de la Sécurité sociale démarraient les entretiens. Au total, quelque 9 500 personnes ont été interrogées. Le taux élevé des réponses (presque 75 %) montre que cette initiative inédite correspondait à une attente importante de la part des travailleurs invités à s'exprimer. Dans certaines régions, le travail de terrain a été interrompu par le tremblement de terre et le tsunami meurtriers du 27 février 2010. Quelques semaines auparavant, le pays avait connu un séisme d'un tout autre d'ordre : l'élection du président Piñera. Le Berlusconi chilien représentait une coalition de droite qui assumait une partie de l'héritage de Pinochet. Il mettait fin à un cycle politique long de vingt ans, dominé par la concertación, une alliance entre socialistes, démocrates-chrétiens et centristes.

Facteurs de précarité

Le Chili revendique une croissance économique plus stable que les autres pays d'Amérique latine. Le coût de la vie n'y est pas considérablement plus bas qu'en Europe. Pourtant, 60 % des travailleurs ont des revenus mensuels qui ne dépassent pas 250 000 pesos (autour de 350 euros). L'insécurité de l'emploi, les contrats de travail temporaires ou l'absence de tout contrat écrit constituent également des facteurs de précarité, auxquels s'ajoute un accès limité aux prestations sociales. La Sécurité sociale a été largement privatisée. Près de 20 % des travailleurs ne disposent d'aucune assurance en vue de leur retraite. Ceux qui sont affiliés à des fonds de retraite ont appris que le montant de leurs futures pensions allait chuter dramatiquement en raison de la crise financière. Par ailleurs, seuls 41 % des travailleurs bénéficient d'une assurance couvrant les accidents du travail et les maladies professionnelles.

L'enquête se penche sur les différents problèmes liés au travail. Pour près de 40 % des travailleurs, les questions de santé et de sécurité font l'objet de décisions unilatérales de la direction. Seulement 13 % signalent une consultation, 7,5 % se réfèrent à une négociation collective et à peine 1 % mentionnent des actions collectives comme des grèves. On retrouve des ordres de grandeur comparables pour la fixation des salaires, les horaires ou les possibilités de formation. Quelle que soit la question envisagée, la modalité dominante est la prise de décision par la direction ou l'encadrement, sans aucune consultation des travailleurs.

Plus d'un tiers des femmes dans le secteur informel

Des inégalités s'observent à différents niveaux. Elles concernent tout d'abord les qualifications et la formation. L'enseignement a été en grande partie privatisé. Des coûts élevés accentuent la reproduction des inégalités de classe d'une génération à l'autre et réduisent la perspective d'une ascension sociale via le diplôme. Les inégalités entre hommes et femmes sont également flagrantes. Ainsi, 85 % des femmes exercent des professions avec des qualifications inférieures à celles qu'elles possèdent, contre 60 % des hommes. Plus d'un tiers d'entre elles travaillent dans le secteur informel, soit un taux deux fois plus élevé que chez les hommes. L'étendue de leur travail domestique est déterminée par la composition du foyer : le nombre d'heures qu'elles lui consacrent augmente avec le nombre de personnes vivant à la maison. Pour les hommes, le travail domestique varie peu. Leur contribution tend même à diminuer dans les familles les plus nombreuses.

L'impact de ces conditions sur la santé est très lourd. Au cours des douze mois qui ont précédé l'enquête, 6 % des travailleurs ont été victimes d'un accident du travail, les pourcentages pouvant atteindre le double dans les professions les moins qualifiées. Pendant la même période, 11 % des travailleurs - ce qui représente 830 000 Chiliens - ont souffert d'une maladie causée ou aggravée par leur travail, les femmes étant davantage affectées que les hommes. Les problèmes de santé les plus répandus sont la fatigue générale (un quart des hommes et près de 40 % des femmes), les maux de tête, les insomnies et les douleurs des articulations.

Tollé patronal contre l'enquête québécoise sur les conditions de travail

Menée en 2007-2008 auprès de plus de 5 000 travailleurs à la suite d'une demande du ministère du Travail, l'enquête québécoise sur des conditions de travail, d'emploi et de santé et de sécurité du travail (Eqcotesst)1 démontre, une fois de plus, que l'intensification du travail et l'augmentation de la précarité ont des conséquences néfastes sur la santé. Certains milieux de travail se révèlent particulièrement délétères, en raison du cumul de facteurs de risque tels que le peu de marges de manoeuvre, de fortes contraintes organisationnelles et physiques, le manque de soutien social en cas de difficulté ou encore une faible reconnaissance.

Si ces conclusions apportent de l'eau au moulin syndical, elles déplaisent aux principales organisations patronales, qui les jugent contestables. Argument avancé : plusieurs interprétations proposées seraient biaisées, puisque fondées sur la seule perception subjective des travailleurs, sans que les points de vue des employeurs et des médecins soient pris en compte. Pour sa part, le Réseau de recherche en santé et en sécurité du travail du Québec (RRSSTQ) souligne l'intérêt de cette enquête "riche et rigoureuse" : "Il s'agit d'une étude d'une grande qualité scientifique réalisée par des chercheurs reconnus pour leur compétence dans le domaine."

L'enquête aide à comprendre le lien entre l'histoire politique immédiate et l'histoire sociale qui s'inscrit dans la longue durée. Le coup d'Etat de 1973 et les seize années de dictature qui l'ont suivi n'apparaissent pas seulement comme une période d'arbitraire cruel. La société chilienne a été remodelée par l'hégémonie patronale. Les gouvernements de la concertación ont rétabli les libertés individuelles, mais ils ne se sont pas attaqués aux bases sociales et économiques léguées par le régime. Leur défaite électorale de 2010 reflète la désaffection d'une partie de l'électorat populaire. La ferveur avec laquelle la mémoire de Pinochet peut être célébrée dans les quartiers aisés étonne parfois les étrangers. Cette enquête apporte un élément de réponse. La répression politique a débouché sur un modèle de gestion autoritaire dans les entreprises, qui a survécu au rétablissement d'une démocratie représentative. C'est donc sans surprise que 50 % des travailleurs perçoivent beaucoup de tension entre riches et pauvres dans la société. A peine 11 % considèrent qu'il n'y a aucune tension. Rompre définitivement avec l'héritage de la dictature impliquera un débat et des transformations sur le terrain du travail.

En savoir plus
  • Primera encuesta nacional de empleo, trabajo, salud y calidad de vida de los trabajadores y trabajadoras en Chile (Enets 2009-2010). Informe interinstitucional, par Clelia Vallebuona (dir.), 2011. Ce rapport de synthèse de la première enquête nationale sur l'emploi, le travail, la santé et la qualité de vie au Chili est téléchargeable sur le site de la direction du Travail chilienne : www.dt.gob.cl/documentacion/1612/articles-99630_recurso_1.pdf