Cinq pesticides classés cancérogènes "probables" ou "possibles"

par Isabelle Baldi épidémiologiste à l'Institut de santé publique, d'épidémiologie et de développement (Isped), université de Bordeaux / juillet 2015

Cela faisait longtemps que le Centre international de recherche sur le cancer ne s'était pas penché sur la toxicité des pesticides. En début d'année, il vient d'en classer cinq, dont le glyphosate, comme cancérogènes "probables" ou "possibles". Un événement.

Ségolène Royal a annoncé, le 15 juin, le retrait du célèbre désherbant Roundup des jardineries, au motif que son principe actif, le glyphosate, est probablement cancérogène. La ministre de l'Ecologie s'est appuyée sur une décision du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), instance de l'Organisation mondiale de la santé établie à Lyon qui, le 20 mars dernier, a décidé de classer comme cancérogènes "probables" ou "possibles" (voir "Repères" page 44) cinq substances pesticides : le glyphosate donc, mai aussi le malathion, le diazinon, le parathion et le tétrachlorvinphos. Quelles ont été les motivations de ces décisions et qu'impliquent celles-ci en termes de santé publique ?

Bien qu'on ne dispose pas de données précises concernant la prévalence des personnes professionnellement exposées aux pesticides en France, ces substances constituent une nuisance particulièrement répandue. Le terme "pesticides" est utilisé ici de manière générique et regroupe à la fois les produits phytopharmaceutiques, les biocides et les médicaments vétérinaires. Les expositions concernent, bien sûr, prioritairement le milieu agricole, mais aussi d'autres secteurs, très divers : jardinage et espaces verts, pépiniéristes et fleuristes, métiers de la désinsectisation et de l'hygiène publique, vétérinaires, secteurs du bois, agroalimentaire...

Un avis scientifique indépendant

L'étude des effets possibles de ces substances sur la santé humaine, et notamment la survenue de cancers, d'effets neurologiques et de troubles du développement ou de la reproduction, représente depuis plusieurs décennies un défi pour les scientifiques, notamment en raison de la multiplicité des substances, des expositions concomitantes, des circonstances variées d'exposition. Cependant, les données disponibles convergent aujourd'hui et permettent de parler de présomption, plus ou moins forte, pour un certain nombre d'effets de santé. Ainsi, en 2013, une expertise collective de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) a attribué un niveau de présomption fort au lien entre l'exposition aux pesticides et la survenue d'hémopathies lymphoïdes malignes, de myélomes multiples, de cancers de la prostate ou encore de la maladie de Parkinson (voir tableau page 44).

Deux cohortes pour étudier le lien entre cancer et pesticides

La cohorte Agrican (pour "Agriculture et cancer") a été mise en place de 2005 à 2007, en partenariat avec la Mutualité sociale agricole, dans des départements français disposant d'un registre des cancers, afin d'étudier la mortalité et l'incidence des cancers en population agricole. Coordonnée par Pierre Lebailly (Centre François-Baclesse, à Caen) avec la collaboration d'Isabelle Baldi (université de Bordeaux), l'étude porte sur environ 180 000 personnes. Le suivi de santé de la cohorte consiste à identifier les décès et leurs causes, ainsi que les nouveaux cas de cancers par croisement avec les registres des cancers. En 2015, un questionnaire de suivi a été envoyé à l'ensemble des participants, notamment pour préciser certaines expositions professionnelles. Cette cohorte permettra de déterminer des risques associés à des molécules spécifiques en croisant les questionnaires avec une matrice culture-exposition, Pestimat. Les résultats principaux sont disponibles dans un bulletin publié en novembre 20141

Quant à l'Agricultural Health Study (AHS)2 , il s'agit d'une cohorte mise en place entre 1993 et 1997 en Iowa et Caroline-du-Nord (Etats-Unis). Concernant environ 90 000 personnes, principalement des agriculteurs, l'étude a pour premier objectif d'évaluer le risque de cancer en lien avec les pesticides agricoles. Elle porte également sur la survenue de maladies neurologiques ou respiratoires, ainsi que sur l'exposition à des pesticides spécifiques.

Le Circ a pour objectif de promouvoir la collaboration internationale multidisciplinaire dans le domaine de la recherche sur le cancer. Il produit notamment depuis trente-cinq ans des évaluations scientifiques régulières, dans le cadre d'un programme d'élaboration de "monographies" sur des produits chimiques, des mélanges complexes, des expositions professionnelles, des agents physiques et biologiques, ou encore des facteurs comportementaux. La réalisation de ces documents de référence s'appuie sur des collectifs d'experts, d'horizons divers et complémentaires (épidémiologistes, toxicologues, chimistes, spécialistes des expositions...), chargés de réunir et d'analyser l'ensemble des données scientifiques disponibles et pertinentes pour évaluer le niveau de preuve concernant la cancérogénicité des agents considérés. Ces derniers font ensuite l'objet d'un classement en fonction de leur degré de cancérogénicité. Les conclusions de ces travaux d'expertise sont destinées à fournir aux autorités gouvernementales un avis scientifique indépendant permettant d'éclairer la décision de santé publique, mais elles ne comportent pas de recommandations en matière de réglementation.

Sur les plus de 900 molécules (actuellement sur le marché ou ayant été homologuées par le passé) entrant dans la composition des pesticides, seule une soixantaine a donné lieu à une évaluation par le Circ. De plus, la plupart de ces évaluations ont été réalisées il y a plus de vingt ans, alors qu'un nombre relativement important de travaux scientifiques ont été menés dans l'intervalle, dont certains portaient sur des molécules spécifiques (notamment dans le cadre de la cohorte américaine Agricultural Health Study ou AHS, voir encadré page ci-contre). En 2014, lors de la définition de ses priorités pour la période 2015-2019, le Circ a donc prévu d'évaluer à court terme plusieurs substances pesticides. Deux séries de monographies concernant des pesticides ont alors été programmées sur l'année 2015. La première série porte sur quatre insecticides organophosphorés (malathion, diazinon, parathion et tétrachlorvinphos) et un herbicide qui se présente également comme un composé organique phosphoré mais n'a ni les mêmes usages, ni les mêmes propriétés toxicologiques que les précédents (glyphosate). La seconde série porte sur deux insecticides organochlorés (DDT et lindane) et un phénoxyherbicide (2,4D).

L'herbicide le plus utilisé au monde

Les évaluations des cinq molécules de la première série ont été menées de manière indépendante par le groupe d'experts, sans considérer les données portant de manière générique sur la vaste famille des organophosphorés. En effet, près d'une centaine de molécules constituent ce groupe d'insecticides, présents dans la plupart des contextes agricoles depuis les années 1950 et dont l'essor a suivi l'interdiction dans les années 1970 de nombreux insecticides organochlorés (DDT, heptachlore, dieldrine...). Cependant, les études épidémiologiques portant sur les organophosphorés ont le plus souvent considéré la famille dans sa globalité et non des matières actives spécifiques. Le glyphosate - mieux connu sous le nom de Roundup, une de ses spécialités commerciales -, est une molécule d'apparition plus récente (fin des années 1970), mais il est progressivement devenu l'herbicide le plus utilisé au monde. A l'exception du tétrachlorvinphos, les molécules qui ont été évaluées par le Circ étaient intégrées dans le questionnaire de la cohorte d'agriculteurs AHS, et bénéficient donc de données épidémiologiques nord-américaines pour un grand nombre de localisations de cancer, publiées dans des revues internationales au cours des quinze dernières années.

Repères

Classification du Centre international de recherche sur le cancer :

  • Groupe 1 : agent cancérogène (dit aussi "cancérogène avéré" ou "cancérogène certain").
  • Groupe 2A : agent probablement cancérogène.
  • Groupe 2B : agent peut-être cancérogène (dit aussi "cancérogène possible").
  • Groupe 3 : agent inclassable quant à sa cancérogénicité.
  • Groupe 4 : agent probablement non cancérogène.

Quatre groupes d'experts ont été constitués, qui avaient respectivement en charge les données d'exposition, épidémiologiques, toxicologiques expérimentales et mécanistiques (c'est-à-dire relatives aux mécanismes d'action biologique d'une substance). Chacun des 17 experts, provenant de 11 pays différents, s'est attaché préalablement, pendant plusieurs mois, à réunir et à synthétiser les données. Lors de la réunion d'évaluation finale au Circ, chaque groupe disciplinaire a, dans un premier temps, travaillé de manière indépendante, aboutissant à une synthèse et à une proposition d'évaluation pour chacune des cinq substances. Les synthèses et évaluations disciplinaires ont été confrontées à l'occasion de réunions plénières.

Pour le tétrachlorvinphos et le parathion, les preuves épidémiologiques ont été considérées comme "inadéquates", notamment en raison du trop faible nombre d'études disponibles, alors que pour le malathion, le diazinon et le glyphosate, elles ont été jugées "limitées". En effet, pour ces trois molécules, les données, bien qu'elles ne puissent pas permettre une conclusion définitive, étaient en faveur d'une élévation du risque de lymphome malin non hodgkinien. De plus, pour le malathion, une élévation du risque de cancer de la prostate était suggérée et, pour le diazinon, une élévation du risque de cancer du poumon. A l'exception du diazinon, pour lequel les preuves chez l'animal étaient limitées, les données expérimentales ont été jugées suffisantes concernant le caractère cancérogène des substances chez l'animal. Par ailleurs, les données mécanistiques ont été considérées comme fortes pour le malathion, le diazinon et le glyphosate. Au total, ces évaluations ont donc conduit à un classement du tétrachlorvinphos et du parathion en cancérogènes possibles (2B), alors que le malathion, le diazinon et le glyphosate ont été considérés comme des cancérogènes probables (2A). Il faut noter que, jusqu'à présent, seules trois molécules pesticides avaient été classées 2A (captafol et dibromure d'éthylène) ou au-delà (dérivés arsenicaux, classés dans le groupe des cancérogènes certains).

Du traitement des cultures au shampoing anti-poux

Ces cinq substances évaluées par le Circ ont toutes été largement utilisées en France, en particulier en agriculture. Les quatre insecticides ont été employés pendant plusieurs décennies sur diverses cultures pour lutter contre de nombreux nuisibles, tels que les carpocapses des pommes et des poires, les tordeuses de la grappe en vigne, des pucerons, des acariens, diverses mouches...... Certains, tels que le diazinon (ou dampylate), ont également été employés en élevage pour lutter contre des parasites externes des animaux et pour désinsectiser les locaux d'élevage. L'application se faisait sous forme de bouillie pulvérisée sur les cultures, mais des poudrages ont aussi été effectués, ainsi que des traitements du sol par pulvérisation ou à l'aide de granulés. Le parathion et le malathion ont été mélangés à des dérivés pétroliers (huiles blanches) sur les arbres fruitiers contre les insectes, en traitement d'hiver.

Le parathion, le diazinon et le tétrachlorvinphos ont perdu leur autorisation en usage agricole entre 2002 et 2007, bien que le diazinon bénéficie d'une dérogation pour des traitements anti-fourmis. Le malathion a été réinscrit en 2010 sur la liste européenne des substances autorisées en agriculture, mais il n'existe plus en France de produits à usage agricole en contenant. Le glyphosate, en revanche, reste une molécule de référence, considérablement utilisée pour lutter contre divers types de mauvaises herbes annuelles ou vivaces, généralement au printemps dans les vignes ou dans les vergers, entre deux cultures dans le cas des grandes cultures, dans les forêts et les espaces verts pour le désherbage ou la dévitalisation de souches. Plusieurs centaines de produits commerciaux contenant du glyphosate ont été mis sur le marché et on les retrouve très largement dans les rayons jardinage des grandes surfaces pour des usages grand public, tels que le désherbage des cours, des allées, ou encore la lutte contre les ronces. A noter que le diazinon est également commercialisé pour des usages domestiques (lotion antiparasitaire pour les chiens). Le malathion, quant à lui, entre dans la composition de shampoings anti-poux à usage humain et est utilisé dans certaines opérations de démoustication à visée de santé publique, notamment en Guyane.

Un tournant dans le classement

La récente évaluation du Circ marque un tournant certain concernant le classement des substances pesticides. Alors que, comme nous l'avons précisé plus haut, une soixantaine de molécules pesticides avaient été évaluées en trente-cinq ans, huit le sont au cours de la seule année 2015, et il est prévu de poursuivre avec d'autres substances dans un futur proche. Ce tournant s'explique notamment par des changements importants intervenus dans les données scientifiques, en particulier épidémiologiques. Alors que les travaux réalisés au cours des dernières décennies portaient sur les "pesticides" en général ou sur la profession d'"agriculteur" de manière générique, les études les plus récentes, à l'image de l'AHS, ont à présent les moyens d'explorer les effets de molécules spécifiques, rendant les conclusions plus simples à utiliser en matière d'évaluation, puis de gestion du risque. Cela ne doit pas faire oublier toutes les difficultés méthodologiques qui subsistent sur le plan scientifique. En effet, la reconstitution sur plusieurs décennies des expositions des professionnels ayant utilisé ces molécules est une nécessité pour l'étude de maladies chroniques telles que le cancer, mais elle s'avère particulièrement ardue. En France, la cohorte Agrican (voir encadré page 42), qui explore la survenue de cancers en milieu agricole, évalue les expositions à l'aide d'une matrice culture-exposition (Pestimat), ce qui permettra de déterminer les substances auxquelles les agriculteurs ont été exposés au cours de leur carrière en fonction des cultures et des élevages qu'ils ont réalisés. Ces données viendront s'ajouter à celles produites dans le contexte nord-américain, pour permettre de faire évoluer les classements des substances par des agences comme le Circ et d'évaluer des substances plus spécifiques du contexte agricole français, telles que des fongicides largement utilisés en viticulture et arboriculture.

Les conclusions récemment émises par le Circ ont ainsi mis en lumière l'existence de données scientifiques préoccupantes. Elles devront être intégrées par les instances de décision concernant les molécules encore présentes sur le marché, et plus particulièrement le glyphosate. Elles incitent également à renforcer les réflexions et les actions en matière de prévention des expositions aux pesticides en agriculture. Par ailleurs, elles interrogent sur des usages de ces substances encore autorisés en dehors de l'agriculture. Enfin, elles devront être prises en compte, y compris pour les substances aujourd'hui retirées du marché, lors du repérage et des demandes de reconnaissance en maladie professionnelle de certains cancers chez des agriculteurs.

En savoir plus
  • " Carcinogenicity of tetrachlorvinphos, parathion, malathion, diazinon, and glyphosate ", article résumant l'évaluation de ces cinq pesticides par le Circ, a été publié sur le site de la revue scientifique britannique The Lancet Oncology : www.thelancet.com