De g. à dr. : Gérard Lucas, Paul Frimat, Patrick Lévy - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
De g. à dr. : Gérard Lucas, Paul Frimat, Patrick Lévy - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Comment mieux prévenir le risque chimique ?

par François Desriaux / octobre 2018

Après la remise de son rapport sur la prévention des expositions aux agents chimiques dangereux, Paul Frimat, professeur de médecine du travail, débat de ses propositions avec Gérard Lucas, président du Conseil national professionnel de médecine du travail, et Patrick Lévy, médecin-conseil de l'Union des industries chimiques.

Paul Frimat, 23 propositions pour renforcer la prévention du risque chimique et la traçabilité des expositions figurent dans votre rapport, rendu public fin août. Quelles sont celles qu'il vous semble urgent de mettre en oeuvre et, pour vos contradicteurs, quels sont les points d'accord ou de désaccord ?

Paul Frimat : Quatre domaines devraient être actionnés prioritairement pour constituer les fondamentaux d'une politique de prévention, telle qu'elle est prévue par le 3e plan santé au travail. En premier lieu, il est urgent de renforcer la prévention primaire. Souvenons-nous que la directive européenne de 1989 insistait sur cette approche. Pourtant, trente ans après, trop d'entreprises n'ont pas encore réalisé leur document unique d'évaluation des risques professionnels, le Duerp, ou le conçoivent comme une contrainte administrative et non comme une démarche de prévention. Pour avancer, je propose qu'on simplifie et rende plus lisible la réglementation. Entre les agents chimiques dangereux - les ACD - et les produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques - les CMR -, les textes s'entrechoquent. En contrepartie, il convient de s'assurer que les entreprises jouent le jeu et évaluent leurs risques.

Ensuite, pour faciliter cette démarche positive, je recommande que les entreprises réalisent, au sein du Duerp, un dossier ACD destiné à rassembler les données collectives caractérisant les expositions. Pour faciliter le dialogue social sur ces questions de risques chimiques, je propose que ce dossier soit visé par le comité social et économique. Et pour aider les TPE et PME dans cette démarche, je suggère qu'interviennent les services de santé au travail, ou SST, et que soit développé un outil informatique de transfert gratuit.

C'est également au sein de ces mêmes SST que doit se mettre en place une véritable traçabilité des expositions, par le biais d'un "dossier d'entreprise" intégrant les données de prévention établies par les acteurs et conservé à vie. Ce dossier doit permettre à la fois de développer des actions de prévention au sein de l'entreprise, ou des branches, et de répondre à des procédures de réparation éventuelle.

Enfin, si l'on souhaite avancer dans cette exigence de traçabilité, deux dispositions sont indispensables : l'utilisation du numéro de Sécurité sociale pour le dossier médical en santé au travail, ou DMST, et, sous réserve de l'accord du salarié, le transfert des données d'exposition professionnelle vers le dossier médical du patient, ou DMP. Ces dispositions permettraient de mieux suivre le salarié dans son parcours professionnel et surtout, pour le médecin traitant référent, d'avoir de "vraies" données d'exposition professionnelle.

Patrick Lévy : L'industrie chimique soutient le renforcement de la prévention primaire, mais aussi une simplification de la réglementation que les entreprises, en particulier les PME, ont du mal à s'approprier. Cela implique d'abord de renoncer à toute tentative de surtransposition de la réglementation européenne, qui ne ferait que complexifier le dispositif ; d'un point de vue plus technique, un repositionnement de la métrologie dans le processus d'évaluation est nécessaire. Les SST doivent avoir un accès facilité aux données pertinentes de l'évaluation des risques pour réaliser leurs missions. A cet effet, le Duerp mériterait d'être plus complet, avec un volet dédié aux ACD et CMR comme le propose le Pr Frimat. Il pourrait être plus opérationnel et intégrer un plan d'action. Dans un souci d'efficacité, il conviendrait d'envisager la convergence des documents collectifs, Duerp et fiche d'entreprise. Et ce, en maintenant la logique qui consiste à passer du collectif à l'individuel grâce au croisement des données du Duerp avec celles des ressources humaines sur l'affectation des travailleurs.

C'est aussi le rôle des SST de conserver sur une durée définie la documentation portant sur la prévention et la traçabilité des expositions dans les entreprises. Mais il faut prévoir pour les employeurs un droit d'accès et de rectification des données collectées.

Enfin, le rapprochement entre les dossiers médicaux nécessite une évaluation plus approfondie des bénéfices attendus et de la gestion des données confidentielles.

Gérard Lucas : L'identification et la traçabilité des ACD constituent la base de toute prévention primaire, cette démarche valant pour toutes les expositions professionnelles. Elles doivent être assurées par l'entreprise, accessibles à chaque travailleur et aux représentants du personnel, ainsi qu'aux services de santé au travail. Nous sommes souvent bien loin de voir réunies toutes ces conditions dans les grandes entreprises. Quant aux plus petites, elles ont besoin d'une ressource d'assistance, en plus des services de contrôle, d'assurance et de suivi médical individuel. De ce point de vue, les propositions du rapport Frimat vont dans le bon sens. Je suis d'accord également avec la volonté de renforcer la prévention primaire et de ne pas adosser la traçabilité uniquement au dispositif de réparation. Enfin, la numérisation de cette traçabilité pour chaque travailleur est un progrès possible et souhaitable pour une meilleure évaluation longitudinale des expositions professionnelles. Sa communication au médecin généraliste référent serait un progrès dans la prise en compte des risques professionnels dans le parcours de soins.

J'ajoute toutefois que, au-delà des ACD et des produits CMR, la question des perturbateurs endocriniens et des nanoparticules est à surveiller de près. Quant aux maladies professionnelles, il faut bien sûr améliorer leur reconnaissance et leur visibilité, mais la question de leur réparation est hors de mon domaine de compétences.

La mission Frimat était destinée à compenser l'abandon de la prise en charge du risque chimique dans le compte professionnel de prévention, avec des enjeux en termes de traçabilité individuelle des expositions et de possibilité de départ anticipé en retraite pour les salariés exposés. Estimez-vous que, de ce point de vue, ces lacunes sont compensées ?

G. L. : Les constats de défaillance de la prévention sans traçabilité des expositions sont clairement énoncés dans le rapport et les propositions pour corriger ces lacunes sont souvent de bon sens. Je crois à la nécessité de prendre en compte les atteintes à la santé sans condition de taux d'incapacité et de rendre plus effectives qu'aujourd'hui les réparations ou les compensations au bénéfice des salariés qui en sont victimes. Cela demeure un stimulant important de la prévention. On l'a bien vu avec l'amiante et les troubles musculo-squelettiques.

La compensation de la perte d'espérance de vie pour les salariés exposés à des ACD impose d'abord de développer des connaissances scientifiques afin de permettre un débat de société avec les partenaires sociaux, les pouvoirs publics, les associations de victimes. En outre, cela crée une émulation, essentielle pour la prévention, entre les organismes de recherche et les professionnels de la santé au travail sur le terrain.

P. F. : Tout d'abord, je voudrais rappeler que les salariés atteints d'une maladie professionnelle avec un taux d'incapacité de 10 % ont droit à un départ anticipé en retraite. Je propose, s'agissant des agents chimiques dangereux, que ce seuil soit supprimé. Et je recommande d'utiliser l'abondement du compte personnel de formation en cas de maladie professionnelle, mais aussi après une exposition aux ACD, pour pouvoir plus facilement engager une reconversion. Je suis également favorable à un accompagnement pour une réorientation professionnelle avec maintien de salaire pendant deux ans, plutôt qu'à l'octroi d'une réparation minime.

Je crois par ailleurs que mes recommandations améliorent le suivi médical spécifique postprofessionnel et postexposition. Il serait déclenché par le service de santé au travail, géré par la caisse primaire d'assurance maladie, et ce serait le médecin traitant référent qui en assurerait la prescription grâce au DMP abondé par le SST.

Enfin, il me semble que le temps est venu d'une révision de la forme et de la composition des tableaux de maladies professionnelles, afin d'intégrer le caractère multifactoriel de certaines pathologies.

P. L. : Sur l'ensemble des points que vous soulevez, il importe de clarifier les missions et les responsabilités. Le processus d'évaluation des risques doit demeurer sous la responsabilité opérationnelle et juridique de l'employeur, y compris lorsque les SST interagissent avec les entreprises en proposant des prestations. La surveillance médicale postprofessionnelle doit être repensée. Elle requiert une organisation rigoureuse de la traçabilité, la prise en compte de l'ensemble des risques pour la santé - professionnels et extraprofessionnels - et, surtout, elle doit cibler les couples exposition-pathologie pour lesquels les effets sanitaires sont démontrés. Enfin, cela suppose de disposer de moyens de dépistage efficaces et pouvant déboucher sur des solutions thérapeutiques apportant un bénéfice collectif.

S'agissant de l'organisation de la traçabilité, les SST pourraient se voir confier des missions élargies, comme le suggère le rapport. Quant à la réparation, nous sommes favorables à son évolution vers une meilleure prise en considération du caractère multifactoriel des pathologies et vers le recours à des examens complémentaires dans les tableaux de maladies professionnelles.

Comment le gouvernement peut-il mettre en oeuvre ces 23 propositions et "en même temps" celles des deux autres documents qu'il a sur son bureau, les rapports Lecocq et Dharréville1 , sachant que leurs philosophies sont très différentes ?

P. L. : Les trois rapports sont de natures très différentes. Le rapport Frimat se veut plus opérationnel, avec des préconisations techniques dont certaines relèvent du bon sens, notamment sur la traçabilité. C'est maintenant aux commissions spécialisées du Conseil d'orientation des conditions de travail de prendre le relais. Le rapport de Mme Lecocq apparaît plus politique. Il propose des modifications structurelles très impactantes de l'organisation de la santé au travail, de sa gouvernance et de son financement. Les conséquences seraient très importantes pour la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale et pour les SST. A l'évidence, ces propositions donneront lieu à d'intenses discussions au sein du Conseil d'orientation et bien au-delà.

Quant au rapport de M. Dharréville2 , c'est une initiative de l'Assemblée nationale. Ses propositions peuvent servir à alimenter la réflexion. C'est maintenant au gouvernement et aux partenaires sociaux de prendre en compte l'ensemble de ces éléments et de proposer les évolutions qui font consensus. L'Union des industries chimiques entend bien contribuer à la concertation.

G. L. : La concomitance de ces trois rapports n'est pas un hasard. Elle confirme la prise de conscience de l'importance des effets du travail sur la santé, mais aussi la persistance de conditions de travail délétères.

Parmi les 43 propositions du rapport Dharréville, plusieurs sont en phase avec celles de notre confrère sur la prévention du risque chimique, sur la reconnaissance des maladies professionnelles, la traçabilité des risques ou les mécanismes de réparation.

Les 16 recommandations du rapport Lecocq pour une prévention simplifiée et renforcée de la santé au travail ne traitent pas spécifiquement le sujet des risques chimiques. Il est fort à craindre que l'impasse soit faite sur ce thème, surtout si la gestion des futurs services de prévention restreint les investigations sur la santé au travail au seul traitement des demandes de prestations des entreprises. Ce serait organiser une non-lisibilité des effets différés de tous les agents chimiques, malgré les incitations, mobilisations, référentiels, renforts ou partenariats énoncés.

P. F. : Je suis d'accord avec mes confrères. La juxtaposition des rapports permet d'espérer que la santé au travail soit véritablement traitée, et non pas chahutée, parmi les thèmes de cette rentrée sociale. L'important reste de renforcer la prévention primaire, avec une entreprise responsable et actrice de la santé de ses salariés, sous le contrôle du nouveau comité social et économique. C'est aussi l'occasion d'affirmer le rôle des SST en matière de traçabilité et de maintien dans l'emploi. Je souhaite que la représentation nationale décide si la santé au travail relève d'un système de gestion-réparation du risque professionnel ou bien si elle devient un acteur du parcours de soins durant la vie professionnelle du citoyen, en lien avec le système de santé.

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    Réalisé à la demande du Premier ministre, le rapport de Charlotte Lecocq, Bruno Dupuis et Henri Forest s'intitule Santé au travail : vers un système simplifié pour une prévention renforcée. Celui de Pierre Dharréville, rédigé dans le cadre d'une commission d'enquête de l'Assemblée nationale, porte sur "les maladies et pathologies professionnelles dans l'industrie (risques chimiques, psychosociaux ou physiques) et les moyens à déployer pour leur élimination".

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    Voir notre entretien avec Pierre Dharréville page 13.

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