Le conflit Lip à l'heure des femmes

par Pauline Brangolo historienne / juillet 2017

Dans les années 1970, à Besançon, les salariés de Lip occupent leur usine. Comme leurs collègues masculins, les femmes se battent pour sauver l'emploi. Mais, réunies en collectif, elles placent aussi leurs souffrances d'ouvrières au coeur de leurs revendications.

En mai 2015, l'Agence France-Presse annonce que "les montres Lip sont de retour à Besançon". Largement repris par les médias, l'article présente l'entreprise comme une "célèbre marque d'horlogerie", "à l'histoire marquée par un conflit social emblématique". Quarante ans après les faits, il atteste de l'écho qu'a encore l'"affaire Lip".

Tout commence en juin 1973, quand ceux qu'on appelle déjà "les Lip", apprenant que 480 emplois sur un millier sont menacés, occupent aussitôt l'usine. S'ensuit pendant huit mois une lutte aux allures inédites. Proclamant que "c'est possible : on fabrique, on vend, on se paie", les ouvriers produisent des montres qu'ils écoulent illégalement partout en France. De nombreux militants, sympathisants et curieux accourent vers la capitale franc-comtoise pour voir cette usine autogérée. Parmi eux se trouvent des féministes souhaitant rencontrer ces ouvrières qui prennent part, comme leurs homologues masculins, à un conflit exceptionnel. En effet, si les femmes - qui composent environ la moitié de l'effectif de Lip - se battent pour sauvegarder leurs emplois, certaines ont rapidement compris que leur mobilisation ne pouvait se limiter à un conflit ouvrier.

Pression sexuelle et humiliations

Juste avant la mobilisation, 65 % des ouvriers sont des ouvrières et 83 % des ouvriers spécialisés, au plus bas de l'échelle hiérarchique, sont des femmes. Dénoncées dès mai 1968, y compris chez Lip, les conditions de travail des OS sont rudes. "Certaines femmes restent debout devant leur machine toute la journée, avec juste cinq minutes de pause par heure", peut-on ainsi lire dans Lip au féminin1 , ouvrage paru en 1977.

Les ouvrières se dressent également contre la figure du "chef", souvent évoquée pendant la grève. Cadres et contremaîtres sont jugés responsables de pressions, de harcèlement sexuel et d'humiliations : "On ne peut pas parler de la vie en usine sans parler des chefs. Leur attitude avant le conflit était révoltante. Les chefs se conduisaient selon leur bon plaisir, se donnaient tous les droits sur elles. [...] La pression sexuelle, en particulier, c'est quelque chose d'horrible dans les ateliers de femmes."1 Secrétaires et dactylographes de l'usine, toutes des femmes, ne sont pas en reste parmi celles qui subissent la pénible pression des "chefs". Les unes et les autres constatent que la domination hiérarchique à laquelle elles sont soumises se double de rapports de force sexués.

Pendant le conflit de 1973, la charge de travail domestique des ouvrières demeure importante, surtout pour celles qui ont des enfants et/ou un conjoint peu conciliant. Qui plus est, au sein de l'usine, la répartition des tâches demeure très inégale. La majorité des ouvrières, en plus de participer à la fabrication des montres, sont chargées des activités les moins valorisées, comme la préparation des repas ou le nettoyage des ateliers. Enfin, elles sont peu nombreuses à prendre la parole en assemblée générale ou à s'exprimer dans les instances syndicales.

La mobilisation des "Lip" est l'occasion, pour certaines, d'une prise de conscience, à la fois individuelle et collective, de la spécificité des problèmes qu'elles rencontrent, notamment en matière de santé : "Dans ce genre de luttes, les femmes rencontrent plus de difficultés parce qu'on leur a mis dans la tête qu'elles ne sont pas des travailleuses "à part entière". Ce qui est grave, c'est qu'on impose aux femmes des conditions de travail plus pénibles, avec des salaires plus bas."1 Lorsque la grève s'achève en mars 1974, un groupe femmes est donc créé, dans la mouvance des collectifs féministes, à l'époque en plein essor. L'objectif est de libérer la parole des femmes, sur leur condition de femme et d'ouvrière tout à la fois. Ces échanges donnent lieu à la publication, en février 1975, d'une brochure intitulée Lip au féminin, préfiguration de l'ouvrage cité plus haut. Le quotidien y est omniprésent, du travail ouvrier et de ses souffrances aux tâches ménagères.

Réduire les cadences

Cette prise de conscience collective a rapidement transformé le groupe en vecteur de revendications, notamment en matière de santé. Les femmes tentent de prévenir et de compenser la pénibilité de leur travail en exigeant une réduction des cadences pour les femmes de plus de 50 ans, la diminution du temps de travail debout, ainsi que le droit à la retraite à 55 ans. Par ailleurs, elles réclament au nouveau PDG et aux organisations syndicales un accès plus facile aux formations, la création de postes d'ouvrières professionnelles et une revalorisation des salaires féminins. Elles demandent également la création d'une crèche et des horaires plus flexibles pour les mères de famille, une augmentation du congé de maternité et des jours supplémentaires pour s'absenter en cas de maladie d'un enfant. Enfin, elles souhaitent bénéficier d'informations sur le planning familial et la contraception. La souffrance à l'usine comme à la maison est donc au coeur des revendications féminines, sans qu'il soit toujours possible de démêler ce qui relève du privé ou du professionnel.

En avril 1976, l'entreprise dépose le bilan. Dans la foulée, les salariés occupent de nouveau l'usine et relancent la production. Les conditions de cette seconde mobilisation sont différentes et les ouvrières en grève ont beaucoup appris de leur lutte antérieure : il leur semble désormais inenvisageable que leurs conditions de travail, leurs souffrances et leurs préoccupations proprement féminines ne soient pas prises en compte. Une garderie est d'ailleurs mise en place durant les premiers mois du conflit. La répartition du personnel autogéré offre à présent une meilleure représentation aux femmes. La plupart des commissions de 1977 sont mixtes, ce qui provoque parfois des frictions. "Il a été exigé que des hommes, des leaders, travaillent à la cuisine, témoigne Monique Piton, une ancienne employée de l'usine. On n'a même pas parlé des WC, hein... Je vois encore ce fort délégué syndicaliste se faire remarquer dans la cuisine. Comme s'il faisait un exploit de générosité." Certains leaders syndicaux s'opposent aux revendications féminines, au motif qu'elles rompraient le front uni d'une mobilisation devant être axée sur la sauvegarde des emplois.

Amer épilogue

Faute de repreneur, l'entreprise est mise en liquidation définitive. Les Lip décident alors, fin 1977, de créer une coopérative. Et se prononcent pour une importante réduction des effectifs. La plupart des licenciés sont des femmes, car, malgré certains acquis de la lutte, la nouvelle organisation laisse peu de place à des ouvrières fabriquant la même pièce sur une chaîne de montage. Ce licenciement très majoritairement féminin, après plus de six ans d'une bataille intense, a laissé des séquelles. L'épilogue poignant de cette puissante mobilisation est fait d'amertume, de rancoeur et, parfois, de dépressions, évoquées aujourd'hui encore par d'anciennes ouvrières. Ces dernières gardent le sentiment d'avoir été sacrifiées. Mais aussi d'avoir pu, un temps, faire entendre leur parole, gagnant ainsi une part de dignité.

  • 1

    Lip au féminin, collectif, Syros, coll. La France des points chauds, 1977.

En savoir plus
  • Les filles de Lip (1968-1981). Trajectoires de salariées, mobilisations féminines et conflits sociaux, par Pauline Brangolo, mémoire de master 2, université Paris 1, 2015. Prix d'histoire sociale Jean-Maitron 2016.