A dr. : Marie Pascual - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
A dr. : Marie Pascual - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Les consultations souffrance et travail débordées

par Anne-Marie Boulet / avril 2016

Comme Fatima, femme de ménage usée dans la vraie vie et héroïne du film césarisé cette année, ils sont des milliers à pousser la porte des consultations souffrance et travail. Des lieux où l'on aide les salariés à se reconstruire.

En 1997, Marie Pezé, psychologue clinicienne et psychanalyste, ouvrait à Nanterre (Hauts-de-Seine) la première consultation dédiée à la souffrance au travail. Depuis, celles-ci se sont multipliées. Et elles sont débordées, signe d'une demande croissante que viennent confirmer les derniers chiffres publiés par le Réseau national de vigilance et de prévention des pathologies professionnelles (RNV3P) : les troubles psychosociaux et du comportement sont les premiers problèmes de santé au travail observés en 2013-2014 dans les centres de consultation de pathologies professionnelles (CCPP).

"Le symptôme d'une société malade"

Intensité du travail, complexité des tâches à exécuter, faible latitude décisionnelle, mises au placard sont à l'origine de diverses pathologies mentales : atteintes à l'estime de soi, anxiété et dépressions, burn-out... Mais aussi d'atteintes corporelles, telles que les troubles musculo-squelettiques et les maladies cardiovasculaires. Les méthodes de management délétères, l'appauvrissement et la standardisation du travail, les objectifs contradictoires ou inatteignables amènent de plus en plus de salariés, tant du secteur public que du privé, à pousser les portes des consultations souffrance et travail. Marie Pezé en tient une liste à jour sur le site qu'elle a créé1

Ces consultations ont des statuts divers, des modes de fonctionnement différents, mais toutes mettent le travail et le "sujet travaillant" au coeur de leur pratique. Construites en règle générale sur le mode de la pluridisciplinarité, autour d'un praticien (souvent un médecin du travail), elles peuvent réunir des psychologues, des juristes, parfois aussi un ergonome ou un sociologue. Beaucoup ont été formés à la psychodynamique du travail auprès de Christophe Dejours, le père de la discipline. "Nous partageons les mêmes règles de métier, notamment éthiques, expose Marie Pezé. Nos patients ne sont pas instrumentalisés. S'ils désirent aller vers des procédures juridiques, ils le feront, mais ce n'est pas une fin en soi. Nous faisons tout pour les remettre dans une posture positive ;80 % de mes patients retrouvent ainsi du travail après avoir été pris en charge. Notre réseau est malheureusement le symptôme d'une société maladenous avons bien conscience de soigner des pathologies sociales et non des pathologies individuelles."

Une analyse partagée par la cellule d'appui à la prévention des risques psychosociaux (CAPRPS), formée à Paris autour de la Dre Marie Pascual, médecin du travail depuis peu à la retraite. Fondée par la Fnath (Association des accidentés de la vie), la consultation est portée depuis 2006 par l'Union des mutuelles d'Ile-de-France (Umif). Elle priorise l'orientation de l'individuel vers le collectif en sollicitant les représentants du personnel des entreprises concernées. "Nous arrivons assez facilement à faire venir les délégués du personnel et l'échange s'avère très enrichissant", note Marie Pascual. C'est le cas, par exemple, avec Anne et Denise. Elles sont élues (CFDT) dans deux des trois CHSCT du ministère des Affaires étrangères. A leur permanence syndicale, elles sont beaucoup sollicitées pour des problèmes de santé liés à une situation de souffrance dans le travail. "Nous recevons également des appels de collègues en poste à l'étranger, auxquels il faut savoir apporter réconfort et conseil", complète Denise. "Nous sommes ravies d'avoir trouvé la cellule d'appui, témoignent les deux militantes. Ce contact de qualité, avec des professionnels, nous a confortées dans notre démarche et donné des pistes pour nous améliorer encore."

Accompagner aussi les élus du personnel

C'est en acceptant d'accompagner une collègue en souffrance qu'elles ont connu la structure. Le salarié est en effet incité à venir, si possible, avec un ou deux représentants du personnel ou membres de son collectif de travail. Ensemble, ils sont reçus par un binôme : médecin et psychologue ou médecin et sociologue. Si nécessaire, un soutien psychologique est proposé. "Il faut démystifier la souffrance, vécue comme seule réponse légitime à ses difficultés,et centrer la problématique sur le travail, considère Stéphanie Vasseur, psychologue. Plus tard, j'aide à passer de l'épreuve à l'expérienceLe sujet doit arriver à ne plus voir sa souffrance comme une faiblesse. Un chemin parfois difficile..." Jean-Yves Blum Le Coat, sociologue de formation, est chargé du suivi des collectifs d'entreprise.

Car les élus reçus ont eux aussi droit à un véritable accompagnement. Le but : les aider à analyser les situations, leur expliquer les outils disponibles et le rôle des acteurs, afin qu'ils puissent agir en prévention dans l'entreprise. Seule la mobilisation collective peut faire barrage à la dégradation des conditions de travail et à ses conséquences sur la santé des salariés, qui, une fois malades, seront vite exclus de l'entreprise. "La délivrance de certificats d'inaptitude, conduisant au licenciement, est de fait massive dans les situations de souffrance au travail, dénonce Marie Pascual. C'est la solution de facilité pour les médecins du travail et les employeurs : la décision d'inaptitude pèse sur la personne, elle est opaque et dispense de l'analyse des causes.Au contraire, la prise en compte du contexte collectif, bien en amont d'une atteinte grave à la santé, permet de repérer les déterminants et de préserver le maintien en emploi du salarié en difficulté."

Parfois, douleurs physiques insupportables et souffrance mentale sont intimement liées, comme l'illustre l'histoire de Fatima Elayoubi, héroïne éponyme du film de Philippe Faucon césarisé en février dernier. Cette femme de ménage, immigrée, s'est retrouvée à la consultation de Nanterre dans le cabinet de Marie Pezé, après une chute dans un escalier reconnue en accident du travail. Les médecins n'avaient pas su déceler que, derrière la souffrance corporelle due à des horaires harassants et un travail ingrat, il y avait aussi la souffrance d'une femme considérée ni dans son travail ni dans la société, à l'instar des milliers de travailleurs "invisibles". Dans les consultations souffrance et travail, on prend le temps d'un long travail avec ces patients pour démêler l'écheveau de la souffrance. Trois à quatre heures lorsque cela s'avère nécessaire.

Six mois d'attente

Hors Ile-de-France, le maillage du reste du territoire en consultations de ce type est très aléatoire. Un CCPP existe bien dans chaque centre hospitalier universitaire (CHU), mais tous ces centres ne disposent pas forcément d'une consultation dédiée à la souffrance au travail. L'initiative revient souvent aux médecins. Ce fut le cas à Tours, au CHU Bretonneau, grâce à Dominique Huez, médecin du travail, et à la Société de médecine du travail du Val-de-Loire. En 2009, un accord est conclu avec ce CHU et la consultation prend place au sein du CCPP. Elle se veut centre de formation pour les praticiens y exerçant, tous médecins du travail, car, souligne le Dr Huez, "s'il n'y a pas une compréhension de ce qu'est le travail, et le "travaillé", il est difficile d'arriver à démêler la part "travail" dans l'histoire personnelle". Cette pratique "par compagnonnage", comme il la qualifie, est spécifique à Tours. "A 90 %, les personnes que nous recevons déclarent se porter mieux et être prêtes à recommander la consultation", poursuit-il. Mais le délai d'attente pour obtenir un rendez-vous est devenu problématique : six mois. "C'est beaucoup trop", commente Isabelle Lepetit, coordinatrice de la consultation. Retraité depuis le printemps dernier, Dominique Huez n'est toujours pas remplacé, bien que d'autres collègues soient en capacité de le faire. Et, prévient la Dre Bernadette Berneron, "Isabelle et moi-même serons, courant 2017, également en âge de partir ; l'avenir est donc préoccupant". Inquiétudes renforcées par le fait que le centre de la France - hormis Poitiers - est dépourvu d'autres structures dédiées à la souffrance au travail.

En vingt ans de pratique, au gré des innovations constantes dans les méthodes de management, Marie Pezé a vu évoluer les types de souffrance : "Au début, j'ai beaucoup eu affaire à des névroses traumatiques, dues à des phénomènes de harcèlement, puis il y eut la vague de suicides - de cadres essentiellement - qui a secoué de grands groupes. Les tableaux psychologiques les plus fréquents sont devenus ensuite des états de stress aigu. Aujourd'hui, les charges de travail s'intensifient encore, et ce sont les effondrements psychologiques mais aussi les accidents vasculaires cérébraux ou les infarctus qui prédominent." Cette évolution du type de troubles constatés entraîne une évolution des publics. "Si nous avions un public en majorité ouvrier les premières années, ce n'est plus vrai à présent", observe Stéphanie Vasseur à la CAPRPS.

Réseau mutualiste

A Lyon, au sein de la mutuelle Souffrance et travail-réseau régional d'accueil et de prévention (Strrap), créée en 2006 par l'union de groupement Centre-Est des Mutuelles de France2 , le constat est le même. En 2015, les employés sont de loin les plus nombreux à avoir fréquenté le réseau, puis ce sont les cadres, les professions intermédiaires et enfin les ouvriers. L'originalité du statut mutualiste de la consultation garantit une indépendance vis-à-vis des entreprises. "Notre spécificité, c'est d'aider les personnes à analyser autrement leur situation de travail, à trouver des voies pour agir elles-mêmes et les transformer, décrit Anne Flottes, psychodynamicienne du travail et membre de l'équipe. Pour assurer une totale liberté de parole aux salariés, nous veillons à ce que notre dispositif de consultation reste étanche par rapport à leur lieu de travail." Né à Lyon, le réseau a également une antenne à Roanne (Loire), va prochainement en ouvrir une autre sur Grenoble (Isère) et projette de s'étendre encore. Les gens adhèrent à la structure - c'est leur seule dépense - pour une somme modique (25 euros) et peuvent disposer de quatre séances d'entretien. En dix ans, plus de 1 600 personnes ont fait appel à cette structure, subventionnée par la région Auvergne-Rhône-Alpes et l'agence régionale de santé.

Deux membres de la Fnath assurent un service juridique. Mais, précise Bruno Dessol, président de la mutuelle, "ils ne délivrent que des conseils aux personnes qui le désirentNous n'engageons aucune procédure". Les cinq médecins de l'équipe se relaient pour la permanence téléphonique hebdomadaire, le mercredi, et réalisent un premier bilan. "Nous arrivons maintenant à voir les gens plus précocement qu'avant, parfois même avant l'arrêt maladie", se félicite Alain Grossetête, l'un des médecins du travail de l'équipe. Une évolution qui conforte le rôle préventif de ces consultations, souhaité par la mutuelle depuis le lancement du projet.

En savoir plus
  • Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés, par Marie Pezé, Flammarion, coll. Champs actuel, 2008 (rééd. 2010).

  • Souffrir au travail. Comprendre pour agir, par Dominique Huez, Privé, 2008.

  • Marie Pezé, psychologue clinicienne et psychanalyste, est à l'origine de la première consultation dédiée à la souffrance au travail, qui a ouvert en 1997.