Jean-Paul Teissonnière : "Un crime industriel n'est pas commis par imprudence"

par Aurore Moraine / octobre 2012

Jean-Paul Teissonnière. Avocat des victimes de l'amiante et du syndicat Sud de France Télécom sur le dossier des suicides, il a obtenu des avancées décisives sur le volet pénal de ces affaires. Il plaide pour la création d'une cour pénale internationale du travail.

Comment analysez-vous les récentes mises en examen des dirigeants de France Télécom dans l'affaire des suicides ?

Jean-Paul Teissonnière : Cette affaire est une affaire singulière. Nous n'avons pas là, comme souvent, des cas sporadiques de harcèlement, mais un dossier dans lequel se vérifie le caractère volontaire de la mise en situation de désespoir d'une grande partie du personnel. L'objectif de ces méthodes de management était clairement de pousser les fonctionnaires à quitter l'entreprise privatisée. Avec les mises en examen de ses dirigeants et de France Télécom en tant que personne morale, le droit pénal du travail va prendre une importance qu'il n'avait encore jamais eue.

L'arrêt de la Cour de cassation censurant l'annulation des mises en examen des dirigeants d'Eternit dans l'affaire de l'amiante participe-t-il de ce même mouvement ?

J.-P. T. : Absolument. Vous pouvez aussi ajouter la décision de la cour d'appel de Toulouse condamnant les responsables de la catastrophe AZF. Sur le dossier Eternit, la décision de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris pouvait marquer un coup d'arrêt au volet pénal de l'affaire de l'amiante. Non seulement elle annulait les mises en examen sur un dossier phare, mais elle dessaisissait la juge d'instruction. C'était un signal fort : la justice française ne voulait pas d'une pénalisation des affaires de santé publique au travail. En confortant la magistrate instructrice dans la conduite de ce dossier, l'arrêt du 26 juin de la chambre criminelle de la Cour de cassation nous redonne espoir. Le procès pénal de l'amiante qui s'est déjà déroulé en Italie, à Turin1 , devrait avoir lieu en France.

Le droit pénal dispose-t-il des outils pour traiter de ces catastrophes collectives ?

J.-P. T. : Le Code pénal date de Napoléon. Il repose tout entier sur une individualisation des situations. Ses distinctions sont sommaires, comme celle entre les homicides volontaires et les homicides involontaires, par imprudence ou négligence. Soit l'auteur a voulu tuer, soit il ne l'a pas voulu. Par conséquent, les catastrophes industrielles comme celle de l'amiante - 100 000 morts en trente ans en France - ne sont saisies qu'au travers d'une qualification inadaptée, celle d'homicide par imprudence. Celle-ci ne rend pas compte du caractère collectif et organisé des crimes et délits industriels, du consentement de leurs auteurs à l'accumulation des risques mortels et du nombre de victimes. C'est tout le contraire de l'imprudence. Il serait temps que le Code pénal s'adapte à ces niveaux d'intention frauduleuse et organisée.

Ces évolutions que vous appelez de vos voeux doivent-elles se retrouver au plan international ?

J.-P. T. : Il faudrait créer une cour pénale internationale pour juger des crimes sociaux et environnementaux qui se jouent des frontières des Etats. Regardez ce qui se passe pour l'amiante : des multinationales, avec le concours actif de pays industriels et "propres" comme le Canada, continuent d'exporter ce matériau mortel vers les pays émergents, avec les mêmes arguments mensongers et criminels que ceux que nous avons entendus il y a vingt ou trente ans en France. En toute logique, devrait s'y ajouter une Organisation internationale de l'environnement, sur le modèle de l'Organisation internationale du travail ou encore de l'Organisation mondiale du commerce. Nous allons essayer de faire pression en ce sens avec Interforum, une association de juristes, d'avocats et de chercheurs que nous avons constituée avec des confrères belges, suisses et italiens à l'occasion du procès Eternit de Turin.

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    Voir "L'Italie donne une leçon de justice à la France", par Eliane Patriarca, Santé & Travail n° 78, avril 2012.

En savoir plus
  • "Orange pressée par la justice", par Aurore Moraine. En ligne sur notre site www.sante-et-travail.fr, cet article commente la mise en examen, en juillet dernier, de trois ex-dirigeants du groupe France Télécom et de l'entreprise en tant que personne morale.