© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Danger au travail : ces salariés qui refusent une tâche pour se protéger

par Elisabeth Algava statisticienne à la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares), ministère du Travail / juillet 2013

Selon l'enquête Sumer menée en 2010, plus d'un salarié sur dix a refusé ou interrompu une tâche qui, jugeait-il, induisait un risque pour sa santé ou sa sécurité. Une décision liée à des conditions de travail plus difficiles que la moyenne.

Il existe de nombreuses manières, pour un salarié, de refuser d'effectuer un travail, dès lors qu'il considère que celui-ci constitue une menace pour sa santé ou sa sécurité. Confronté à un danger imprévu, il peut modifier tout seul l'ordre des tâches ou la façon de faire pour s'épargner une prise de risque. Il peut aussi se mettre d'accord avec ses collègues ou ses supérieurs pour adapter ou interrompre l'exécution de sa tâche. Il peut enfin décider de suivre une procédure formelle, celle du droit de retrait : il alertera son employeur de la situation de danger "grave et imminent" à laquelle il est exposé et arrêtera le travail dans l'attente d'une intervention permettant de supprimer ce danger. Ce droit individuel à l'insubordination est reconnu par le Code du travail depuis maintenant trente ans (voir "Repères"). Les quelques analyses dont il a fait l'objet soulignent la difficulté pour un salarié, même parfaitement informé, d'être sûr qu'il pourra se prémunir contre les éventuelles conséquences de l'exercice de ce droit, car il peut être licencié si le retrait est jugé abusif. Cela explique l'apparente rareté des recours formels, également observée dans différents pays.

Toutes les professions et tous les secteurs sont concernés

Pour son édition de 2010, l'enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer, voir encadré page 45) a pour la première fois demandé aux salariés s'il leur était arrivé, au cours des douze derniers mois, "d'interrompre ou de refuser une tâche" pour préserver leur santé ou leur sécurité. A cette question, 12 % des salariés ont répondu par l'affirmative. Sans connaître les circonstances exactes ni savoir si ces derniers ont formellement exercé leur droit de retrait, les données recueillies permettent de décrire leur profil et leurs conditions de travail.

Repères

Le droit de retrait peut être exercé par un salarié afin de se retirer de "toute situation de travail dont il a un motif raisonnable de penser qu'elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé", selon les termes de l'article L. 4131-1 du Code du travail. Il a été instauré par la loi Auroux du 23 décembre 1982. Une disposition équivalente existe pour les fonctionnaires (art. 7 du décret n° 95-680 du 9 mai 1995 modifiant le décret n° 82-453 du 28 mai 1982).

Premier constat : même si 16 % des ouvriers ont interrompu ou refusé une tâche, soit deux fois plus que les cadres et professions intellectuelles supérieures (8 %), toutes les professions et tous les secteurs d'activité semblent concernés (voir tableau page 43).

Par ailleurs, plus un salarié est en mauvaise santé, plus souvent il lui est arrivé de refuser une tâche. Dans la prise de décision, il est vraisemblable que le salarié pèse le danger pour sa santé et sa sécurité en tenant compte de ses propres limitations. Le sens de la causalité n'est toutefois pas évident : la situation qui a déclenché le refus d'une tâche peut aussi avoir dégradé la santé, et tout particulièrement la santé mentale.

Les salariés amenés à interrompre ou refuser une tâche ont surtout des conditions de travail plus difficiles (voir graphique page 45). Ainsi, 53 % d'entre eux font de la manutention manuelle de charges et 46 % sont exposés à un ou plusieurs produits chimiques, contre respectivement 35 % et 31 % des autres salariés. Près de 17 % déclarent également avoir eu un ou plusieurs accidents du travail au cours de l'année écoulée, soit largement deux fois plus que les autres. Ils sont aussi davantage exposés aux facteurs de risque psychosociaux. Par exemple, 46 % se dépêchent toujours ou souvent dans leur travail, contre 36 % des autres salariés ; 38 % ont subi une agression physique ou verbale au cours des douze derniers mois, les autres salariés étant 21 % dans ce cas.

Sept profils types

Pour mieux comprendre le contexte dans lequel travaillent les salariés qui refusent une tâche et comment se cumulent pour eux les différentes formes d'expositions professionnelles, sept profils types ont été dégagés.

Les "isolés". Parmi les salariés ayant refusé ou interrompu une tâche, 8 % exercent de façon isolée des métiers de service physiquement et psychologiquement exigeants. Ils sont fortement exposés à des produits chimiques ou surtout biologiques, ainsi qu'à des tâches physiquement pénibles. La prévention de ces risques est jugée le plus souvent insuffisante par le médecin du travail. Ils travaillent fréquemment chez un ou plusieurs clients et semblent assez souvent "livrés à eux-mêmes". Leurs marges de manoeuvre s'en trouvent augmentées, mais, dans ce contexte, une situation particulièrement dangereuse à un moment donné peut facilement conduire le salarié à refuser ou interrompre une tâche. Les agressions ou comportements hostiles1 fréquents peuvent aussi avoir déclenché un refus de poursuivre le travail. Les personnes répondant à ce profil, souvent aides à domicile, aides ménagères ou agents d'entretien de locaux, sont plutôt des femmes, en moyenne en moins bonne santé que les autres salariés. Leur santé mentale est aussi fréquemment affectée.

Les "harcelés". Ce profil concerne 11 % des salariés ayant refusé une tâche. Ils occupent toutes sortes d'emplois mais ont un point commun : ils se sentent mal dans leur travail et ont de graves difficultés relationnelles avec leurs supérieurs et/ou leurs collègues. Alors qu'ils font face à de fortes exigences (78 % doivent toujours ou souvent se dépêcher) et que leur travail n'est pas toujours exempt de contraintes physiques, ils ont assez peu de moyens pour y faire face. Ainsi, ils peuvent rarement modifier l'ordre des tâches ou les délais et 39 % ne reçoivent pas d'aide des supérieurs en cas de difficultés pour faire leur travail. Presque tous rapportent au moins une forme de violence au sein de leur collectif de travail : 61 % se plaignent d'agressions de leurs collègues ou de leurs supérieurs, 84 % disent subir des comportements hostiles. Tout cela va de pair avec un taux élevé d'accidents de travail au cours de l'année écoulée (21 %) et avec un état de santé médiocre (un quart d'entre eux se disent limités dans les activités habituelles). C'est surtout la santé mentale qui semble affectée.

Les "agressés". Ce troisième profil rassemble 13 % des salariés ayant refusé ou interrompu une tâche. En contact avec le public, ces travailleurs exercent pour moitié dans le secteur de la santé humaine et de l'action sociale ; ils sont, pour un tiers, fonctionnaires, souvent infirmiers ou aides-soignants. La continuité du service rendu aux usagers explique la fréquence des horaires atypiques (horaires variables, travail posté, le dimanche). Ces salariés expriment fréquemment la crainte de faire une erreur qui pourrait entraîner des sanctions ou dont les conséquences seraient fâcheuses pour leur propre sécurité ou celle d'autres personnes. Ils ont souvent subi des agressions physiques ou verbales de la part des usagers (60 %) et un sur cinq signale au moins un accident du travail au cours de l'année. La peur de faire une erreur et l'appréhension face aux réactions des usagers semblent être les raisons les plus susceptibles d'avoir provoqué l'interruption ou le refus d'une tâche.

Les ouvriers non qualifiés et fragilisés. Ces ouvriers, en majorité des hommes employés dans l'industrie, représentent 14 % des salariés ayant refusé une tâche. Marqué par des rythmes contraints, leur travail est très prescrit, avec peu de latitude pour modifier les délais et l'ordre des tâches. Ils vivent aussi fréquemment des tensions avec leur collectif de travail : 45 % citent au moins un comportement hostile. Plus de la moitié d'entre eux estiment que leur travail est mauvais pour leur santé. De fait, l'état de santé dans ce groupe, pourtant assez jeune, est médiocre en regard de l'état de santé moyen des salariés. En filigrane se lisent donc deux principales motivations au refus d'une tâche : préserver sa santé et éviter une usure professionnelle précoce ; plus ponctuellement, se prémunir d'erreurs lourdes de conséquences pour leur sécurité mais aussi pour leur emploi et la santé financière de l'entreprise.

Les ouvriers de métier. Quelque 17 % des personnes ayant refusé une tâche ont ce profil. Il s'agit essentiellement d'hommes, ouvriers pour les trois quarts d'entre eux, le plus souvent dans la construction ou l'industrie. Leur travail est physiquement pénible et 83 % d'entre eux sont exposés à un ou plusieurs agents chimiques. Par rapport au profil précédent, également composé en majorité d'ouvriers, ces salariés se caractérisent par une plus grande autonomie : ils peuvent faire varier les délais et règlent eux-mêmes les incidents. Ils travaillent en effet souvent pour de petites entreprises et sur des chantiers. Plutôt jeunes et en bonne santé, ils font un travail parfois dangereux (27 % ont eu au moins un accident du travail au cours de l'année) et sont plus souvent que les ouvriers non qualifiés en position d'interrompre ou de refuser une tâche, dans la mesure où ils ont davantage d'autonomie et de responsabilités.

Les "stressés". Sont regroupés dans ce profil 15 % des salariés ayant refusé ou interrompu une tâche. Souvent cadres, ils sont plus de la moitié à avoir des responsabilités hiérarchiques et ont une forte autonomie : ils règlent le plus souvent eux-mêmes les incidents et peuvent pour la plupart modifier l'ordre des tâches et les délais. Leur travail est aussi exigeant, puisqu'ils doivent par exemple toujours ou souvent se dépêcher ou faire plus d'heures que prévu sans compensation. Revers de l'autonomie et des responsabilités, le stress ainsi généré peut avoir été jugé difficile à supporter, voire dangereux, en raison du cumul avec d'autres facteurs. Parmi ces salariés, 15 % signalent en effet des limitations d'activité du fait de leur santé et 35 % déclarent subir des comportements hostiles au travail, proportions bien plus élevées que pour la moyenne des salariés.

Une cartographie à grande échelle des expositions professionnelles

L'enquête Surveillance médicale des expositions aux risques professionnels (Sumer) dresse une cartographie des expositions des salariés aux principaux risques professionnels en France. Menée en 1994, 2002-2003 et 2009-2010, elle est gérée conjointement par la direction générale du Travail et la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques. La direction générale de l'Administration et de la Fonction publique a également participé au financement de l'édition 2010, dans le cadre d'un élargissement aux trois fonctions publiques.

Cette enquête présente le double intérêt de reposer, d'une part, sur l'expertise professionnelle du médecin du travail pour administrer un questionnaire parfois très technique et, d'autre part, sur le grand nombre de salariés enquêtés, ce qui permet de quantifier des expositions à des risques relativement rares. En outre, le salarié remplit un autoquestionnaire qui permet d'évaluer les facteurs de risque psychosociaux rencontrés au travail.

Interrogés par 2 400 médecins du travail, près de 48 000 salariés ont répondu à la dernière enquête. Ils sont représentatifs de près de 22 millions de salariés, soit 92 % d'entre eux, l'exception majeure concernant l'Education nationale ainsi que les ministères sociaux et celui de la Justice. Deux publications présentent les premiers résultats, l'une sur l'évolution des expositions aux risques depuis 1994 (Dares Analyses n° 23, mars 2012), l'autre sur les différences sectorielles en 2010 (Dares Analyses n° 10, février 2013).

Les "peu exposés". Ce groupe, soit 22 % des salariés ayant interrompu ou refusé une tâche, est constitué de personnes connaissant des conditions de travail plutôt meilleures que la moyenne et exposées à peu de risques. La pression temporelle sur le travail de ces salariés est très modérée. Ils ne semblent pas non plus, en moyenne, souffrir d'un manque de reconnaissance ou de soutien dans leur travail et sont, en règle générale, aidés en cas de difficultés. En revanche, ils ont, plus souvent que l'ensemble des salariés, vécu des agressions ou des comportements hostiles susceptibles d'avoir déclenché un refus de tâche. Pour certains, c'est aussi leur état de santé qui pourrait expliquer leur décision.

La moitié des décisions sont collectives

La moitié des salariés ayant interrompu ou refusé une tâche disent que d'autres collègues l'ont fait en même temps, s'inscrivant alors dans une démarche collective. Le refus de tâche est plus souvent individuel lorsque le salarié est en mauvaise santé, car il évalue le danger compte tenu des limitations qui lui sont propres. A l'inverse, l'interruption ou le refus relève plus fréquemment d'une démarche collective en présence de représentants du personnel.

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    Parmi les neuf comportements hostiles au travail listés dans l'enquête : ignorer le salarié, le ridiculiser en public, saboter son travail ou critiquer celui-ci injustement, lui dire des choses obscènes ou dégradantes.

En savoir plus
  • "Les salariés déclarant avoir interrompu ou refusé une tâche pour préserver leur santé ou leur sécurité : les enseignements de l'enquête Sumer", par Elisabeth Algava, Thomas Coutrot et Nicolas Sandret, Dares Analyses n° 23, avril 2013.