Déontologie :peut-on payer un médecin du travail au mérite ?

par Pierre David médecin du travail / juillet 2010

A leur tour, les médecins du travail sont évalués, primés et doivent entrer dans le moule de la gestion des ressources humaines. Sauf que ces pratiques sont en contradiction avec les principes déontologiques qui régissent leur mission. Petit rappel de leur statut.

Les entretiens annuels d'évaluation et autres primes d'objectifs font désormais partie de la panoplie de gestion des ressources humaines. Ils sont devenus tellement " naturels " pour l'ensemble des salariés que leurs représentants dans les commissions de contrôle des services interentreprises de santé au travail, ou dans les CE des grandes entreprises qui contrôlent les services autonomes, ne trouvent rien à redire lorsqu'ils sont informés que ces modalités du management moderne s'appliquent désormais aux médecins du travail.

Pourtant, la question est loin d'être anodine. Compte tenu du rôle crucial que doit jouer la médecine du travail dans un environnement professionnel devenu très agressif pour la santé des salariés, il est nécessaire que ceux qui ont vocation à contrôler son activité maîtrisent un peu mieux les données du débat. Cela leur permettra, entre autres, d'éviter un écueil : " coller " au discours patronal selon lequel le médecin du travail serait somme toute un salarié comme les autres, qui plus est un cadre bénéficiant d'une rémunération avantageuse, avec les mêmes droits et devoirs qu'un ingénieur ou un chef de projet. Précisément non, le médecin du travail n'est pas un salarié comme les autres. Et cela change tout.

Salarié protégé

Cette question de l'évaluation des médecins du travail et des primes qui leur sont éventuellement attribuées est donc l'occasion de rappeler quelques grands principes qui fondent la spécificité de leur mission.

Si le médecin du travail est le salarié le plus protégé du droit français, c'est que sa mission est par nature contradictoire : quand il exerce au sein d'un service autonome, il est certes rémunéré par l'entreprise, mais nombre de ses décisions et actions en font souvent un " empêcheur de travailler en rond ". Le médecin du travail est un salarié protégé parce qu'il protège du travail et de ses effets délétères. A l'inverse de la mission des autres salariés, sa préoccupation première n'est pas la bonne marche de l'entreprise et sa rentabilité, qui sont tout au plus pour lui un élément de contexte. C'est d'abord et avant tout la santé des salariés qui constitue le ressort de son action.

Un " bon " médecin du travail n'est pas forcément celui qu'on croit ! Défendre le point de vue exclusif de la santé n'est pas toujours compatible avec la " bonne " marche de l'entreprise, ici et maintenant... Le " bon " médecin du travail est celui qui va s'attacher à repérer les risques et à mettre tout en oeuvre pour protéger la santé des salariés, quitte à s'opposer parfois à la logique économique de l'entreprise et à la volonté de l'employeur et de la hiérarchie. Difficile, dans ces conditions, de confier à ces derniers le soin de récompenser le " bon " médecin du travail !

Rappelons aussi que, quand bien même le médecin du travail est salarié de l'entreprise, ou d'un groupement d'entreprises, sa mission n'est pas déterminée par l'employeur, mais par la loi, à travers le Code du travail et le Code de la santé publique. Son action est encadrée par le Code de déontologie médicale et doit être accomplie en toute indépendance, technique et hiérarchique.

On mesure bien, à la lumière de ces principes, que l'évaluation et la gratification du médecin du travail devraient obéir à des logiques très différentes de celles appliquées au salarié ou au cadre " ordinaire ". En particulier, il est délicat de déterminer quel médecin du travail " mérite " une prime et, surtout, quels objectifs pourraient lui être légalement et déontologiquement assignés, qui seraient compatibles avec sa mission.

Trop de maladies professionnelles ?

Qu'a fait - ou pas fait - le médecin du travail pour se voir attribuer ou refuser une prime ? A-t-il déclaré trop de salariés inaptes ou aptes avec restriction ? A-t-il délivré trop de certificats permettant aux salariés leur reconnaissance et indemnisation en maladie professionnelle ? A-t-il bien coopéré à l'octroi de " postes allégés " pour les victimes d'accidents du travail (AT), afin d'éviter et les arrêts maladie et les déclarations de ces AT ? A-t-il réalisé trop ou pas assez d'études de postes, trop ou pas assez de prélèvements, prescrit trop ou pas assez de radios ou d'analyses biologiques ? Autant de critères ayant un effet pervers : moins prescrire pour gagner plus.

Sans compter que, bien souvent, l'évaluation n'est pas fiable et occulte la dimension qualitative. Par exemple, un praticien peut rédiger vingt fiches d'entreprise en évitant soigneusement d'aborder les " sujets qui fâchent ", tandis que son confrère n'en aura rempli que cinq dans le même laps de temps, mais en réalisant une revue très exhaustive des facteurs de risques professionnels, y compris ceux dont l'employeur ne veut pas entendre parler... Ou encore, tel médecin peut écrire un très bel article dans une revue renommée... et faire un tiers-temps " touristique " dans les entreprises de son secteur !

Qui décide de l'octroi de primes, sur quels critères objectifs et sous quel contrôle social et administratif ? Ces questions sont particulièrement importantes.

La situation n'est guère différente dans un service interentreprises, où le médecin du travail n'est pourtant pas employé directement par l'entreprise dont il surveille les salariés. Il arrive qu'un employeur soit mécontent du médecin du travail du service interentreprises auquel il adhère : il le juge trop actif ou trop " militant " ou ne prenant pas assez en compte la situation économique de l'entreprise. L'employeur peut alors parfaitement faire pression sur la direction du service interentreprises. Il peut même menacer de quitter ce service pour aller à la concurrence.

Absence de transparence

A l'évidence, l'évaluation inclut beaucoup de subjectivité et, surtout, de non-dits. En d'autres termes, on peut afficher qu'on évalue sur tels critères et, en réalité, prendre en compte des critères nettement moins " transparents ". Bien sûr, le Code de déontologie interdit certaines pratiques, et les directions des services de santé au travail ont l'intelligence de ne pas les méconnaître... pour mieux les contourner.

Repères

L'indépendance du médecin du travail est garantie par l'article R. 4623-15 du Code du travail. Mais dans les faits, au niveau régional, le médecin-inspecteur du travail est rarement suivi lorsqu'il constate une atteinte à l'indépendance et qu'il propose au directeur régional du Travail une remise en cause de l'agrément du service médical ; par ailleurs, au niveau central, le ministère du Travail n'a aucune position officielle sur la question des primes.

Que dit le Conseil national de l'ordre des médecins à propos des primes ? Si " l'attribution [...] de primes d'intéressement basées sur la réalisation d'objectifs quantitatifs à réaliser par les médecins du travail n'appelle pas d'avis défavorable de principe ", finalement " il convient de les examiner au cas par cas afin de déterminer leur caractère déontologique ou non ". (Extraits d'une réponse de l'Ordre à un courrier d'un médecin-inspecteur régional du travail.)

Outre l'exemple de la réduction des coûts en service autonome, l'effectif de salariés confiés à un médecin du travail en service interentreprises - donnée capitale - peut jouer un rôle significatif. L'article 97 du Code de déontologie prévoit qu'" un médecin salarié ne peut en aucun cas accepter une rémunération fondée sur des normes de productivité, de rendement horaire ou toute autre disposition qui auraient pour conséquence une limitation ou un abandon de son indépendance ou une atteinte à la qualité des soins ". Sachant que le Code du travail limite à 3 200 salariés l'effectif attribué à un médecin du travail, on comprendra que, en dessous de cet effectif, le directeur d'un service interentreprises a toute latitude pour attribuer 3 199 salariés à l'un, moyennant primes et silence dans les rangs, et un effectif plus " gérable " de 2 700 salariés à un confrère moins " coopérant ". Bien entendu, cela ne sera jamais écrit, seules les " nécessités du service " expliquant le différentiel de salariés... et de rémunération. Aucun médecin - ni aucun Conseil de l'ordre - ne reconnaîtra en l'espèce une limitation de l'indépendance, d'ailleurs impossible à prouver.