Médecin du travail - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Médecin du travail - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Un diagnostic erroné

par Isabelle Legras médecin du travail en service interentreprises en Rhône-Alpes / janvier 2019

Comme cela a été le cas pour des confrères médecins du travail, la lecture du rapport Lecocq m'a laissée perplexe, voire consternée, lorsque certaines de ses analyses démontrent une vision de la santé au travail et de l'action des professionnels très éloignée de ce qu'elles sont dans la réalité. Perplexité, tout d'abord, devant une juxtaposition d'assertions, certaines émanant de sources documentées, d'autres reprenant des verbatim idéologiques. Ce qui, évidemment, déséquilibre quelque peu le rapport. Ainsi, les "petits" patrons ne comprendraient rien à l'organisation du système de santé au travail en France. Sans doute, mais s'ils ont vraiment envie de savoir, rien de plus facile : le service de santé au travail auquel ils adhèrent se fera un plaisir de leur expliquer. Ainsi encore, l'obligation de sécurité serait trop forte. Ce n'est certainement pas l'opinion des salariés que les expositions professionnelles ont rendus malades. Le système ne prendrait pas en charge les personnes atteintes d'une maladie chronique. Ce sont surtout les entreprises elles-mêmes qui peuvent de moins en moins tolérer un salarié qui n'est plus au mieux de ses performances physiques et morales.

Même lorsque les recommandations vont plutôt dans le sens voulu par les professionnels, leur formulation laisse entrevoir des dérives qui posent de sérieuses questions. Par exemple, donner une plus grande visibilité à la santé au travail et en faire un enjeu politique plus fort, avec une tutelle interministérielle pour sortir d'une gestion patronale ou paritaire, c'est effectivement une mesure hautement souhaitable. Mais dans cette perspective, le rapport évoque en premier lieu des actions de santé publique, donc tournées vers la prévention des facteurs de risque extraprofessionnels. Laissons plutôt les médecins du travail exercer pleinement leur spécialité afin qu'ils puissent jouer un rôle efficace dans le système de santé.

Même observation quand il s'agit de confier plus de moyens à la prévention avec des incitations. Qui peut être contre ? Mais limiter "en même temps" les obligations pour les entreprises ne réduira pas le poids des cartons à soulever toute la journée et ne fera disparaître ni les produits dangereux ni certaines formes de management toxiques.

Mieux prendre en charge les risques liés aux organisations du travail : il serait temps ! Mais mettre en place dans chaque région une cellule dédiée aux risques psychosociaux ressemble d'abord à une opération de communication. En effet, on ne voit pas comment un salarié ou une petite entreprise pourraient avoir davantage d'aide avec ladite cellule régionale qu'avec les professionnels de terrain, médecins du travail et équipe pluridisciplinaire actuelle.

Le rapport met également en avant le manque de coordination des acteurs du maintien dans l'emploi et lui attribue l'échec que constitue l'explosion des licenciements pour inaptitude ces dernières années. Un peu de sérieux ! Les médecins du travail, les médecins traitants, les techniciens du service d'appui au maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés (Sameth) et, de plus en plus souvent, les médecins-conseils ou les assistants sociaux des caisses primaires d'assurance maladie travaillent en concertation. Mais quand le salarié à maintenir dans l'emploi est remplacé par un autre salarié plus jeune et moins bien payé, le manque de coordination a bon dos !

Venons-en maintenant aux propositions carrément stupéfiantes. En quoi, par exemple, la suppression de la fiche d'entreprise - qui est quand même l'avis du professionnel de la santé au travail sur les facteurs de risque présents dans l'entreprise - peut-elle contribuer à améliorer la prévention ?

Même sentiment de consternation à la lecture du chapitre sur le temps médical et les recettes qui permettraient des "gains" à redistribuer sur d'autres tâches plus utiles à l'amélioration de la prévention. Par exemple, faire suivre certains salariés parmi les plus précaires par des généralistes. Cela laisse clairement entendre que, pour les rédacteurs du rapport, la médecine du travail n'est pas une vraie spécialité et que les salariés les plus exposés n'ont pas droit à une réelle investigation du lien entre santé et travail.

Enfin, il est louable de vouloir consacrer davantage de temps aux salariés à risque. Mais salariés à risque de quoi ? Tous les salariés sont potentiellement exposés aux risques de troubles musculo-squelettiques et aux risques psychosociaux, sources majeures d'atteintes à la santé et de désinsertion. Or c'est bien sur ces contraintes, entre autres, que le rôle préventif du médecin du travail porte aujourd'hui. C'est en repérant, parce qu'il est formé pour cela, des signes précoces que ce praticien peut éviter l'apparition de pathologies plus importantes, un arrêt de travail, une inaptitude, des répercussions sur le collectif de travail et sur la situation sociale du salarié préjudiciables à tous.