© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Directions régionales du Travail :l'Inspection médicale au bord de l'asphyxie

par Elsa Fayner / juillet 2010

Plus de la moitié des postes non pourvus, des sollicitations toujours plus nombreuses et variées, une pénurie de moyens... Les médecins-inspecteurs régionaux du travail sont à la peine, alors que leur mission est cruciale pour défendre la santé au travail.

Dans les Pays-de-la-Loire, plusieurs salariés travaillant à la fabrication du foie gras sont morts en 2009. D'autres se sont retrouvés en réanimation. Tous étaient atteints d'ornithose. Des cas isolés, repérés par les médecins du travail, qui ont transmis l'information au médecin-inspecteur régional du travail (Mirt), pivot régional en matière de santé au travail. De ce poste d'observation privilégié, ce dernier a pu faire le lien entre les différents cas et lancer l'alerte dans toute la région.

Ils sont 35 en France à exercer cette profession méconnue. Anciennement rattachés au directeur régional du Travail, les médecins-inspecteurs régionaux du travail dépendent désormais du directeur du pôle travail des nouvelles directions régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte, voir " Repère ").

Repère

La direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) regroupe plusieurs services déconcentrés de l'Etat, parmi lesquels l'ancienne direction régionale du Travail, de l'Emploi et de la Formation professionnelle (DRTEFP). Elle a été instituée par un décret du 10 novembre 2009, qui ne s'applique pas à l'Ile-de-France.

Délais intenables, faute d'effectifs

Au fil du temps, leurs missions se sont multipliées et étoffées, alors que, parallèlement, leurs moyens ont eu plutôt tendance à diminuer. Au final, les conditions d'exercice se sont durcies et 41 postes restent aujourd'hui vacants sur les 76 existants. Et bien des Mirt estiment qu'ils ne peuvent plus remplir leur rôle.

" Au début des années 1980, nous nous occupions surtout de la vérification des services de médecine du travail, se souvient Annie Touranchet, médecin-inspectrice dans les Pays-de-la-Loire depuis 1982. Puis nous avons voulu développer les connaissances en santé au travail, car tout restait à faire. A l'époque, quand on parlait de cancers du poumon, le tabac était le seul facteur de risque incriminé, jamais l'environnement professionnel n'était évoqué. Nous avons suivi des formations en épidémiologie, travaillé avec des chercheurs et développé des études à partir de nos réseaux de médecins du travail dans nos régions respectives. Avec une grande liberté d'action. " Dans les Pays-de-la-Loire, c'est durant les années 1990 que les contacts sont devenus plus fréquents avec les inspecteurs du travail. Ce rôle de conseiller constituait pourtant la mission originelle des médecins-inspecteurs, définie par la loi du 31 octobre 1941. " Mais quand je suis arrivée, cela ne se faisait pas du tout ", affirme la Dre Touranchet.

Aujourd'hui, les Mirt interviennent dans quantité de champs. Saisis par les inspecteurs du travail, ils se prononcent en cas de contestation d'avis d'aptitude et d'inaptitude. Pour ce faire, ils examinent les salariés, consultent le dossier médical, se rendent dans l'entreprise. Or " les contestations se multiplient depuis trois ans et embolisent notre activité ", signale Nicolas Sandret. Ce médecin-inspecteur relève, en Ile-de-France, 80 contestations en cinq mois : impossible, pour les deux Mirt de la région, de rendre un avis dans les délais réglementaires. " C'est toute la procédure de recours, ouverte aux salariés et aux employeurs, qui risque de disparaître ", s'inquiète le praticien.

L'agrément des services de santé au travail menacé

D'autant plus que les autres missions des médecins-inspecteurs s'étendent elles aussi. Ainsi, pour octroyer l'agrément aux services de santé au travail (SST), la direction régionale du Travail doit demander son avis au Mirt. " Nous les évaluons sur des critères quantitatifs et qualitatifs, mais, par manque de temps, nous avons de plus en plus de mal à vérifier leur bon fonctionnement ", tempête Nicolas Sandret. Pire : en Ile-de-France, indique-t-il, un tiers des services de santé au travail - interentreprises et autonomes - ne sont plus agréés. Faute de Mirt pour le faire. " Or cet agrément n'est pas qu'un acte administratif formel, poursuit le Dr Sandret. Il constitue une garantie de qualité de service pour les salariés et, pour les praticiens, une garantie de respect des principes déontologiques, régulièrement mis à mal. Si cette situation devait perdurer ou si, comme on peut le craindre, l'agrément devait disparaître, les médecins du travail se retrouveraient sans appui et leur indépendance serait menacée. Ce serait d'autant plus préoccupant pour la santé des salariés que l'Etat s'apprête à donner davantage de pouvoirs aux directions de SST, en leur confiant la responsabilité de définir des objectifs de santé au travail, alors que ces directions sont souvent les représentants des employeurs. "

Et ce n'est pas tout. Le Mirt a également un rôle de conseiller auprès de la Direccte en matière de politiques de santé au travail. " Mais nous sommes de moins en moins consultés pour les plans régionaux - santé et travail, santé publique, santé environnement, etc. - et de moins en moins sollicités pour participer aux organes de décision des directions régionales ", constate Nicolas Sandret.

Veille sanitaire compromise

Outre ces missions régaliennes, le médecin-inspecteur répond quotidiennement aux questions des médecins du travail. Et il peut se rendre en entreprise avec l'inspecteur du travail pour l'assister dans ses fonctions de contrôle sur les questions de santé et sécurité ou dans le cadre d'enquêtes sur les maladies professionnelles. Il participe aussi aux comités régionaux de reconnaissance des maladies professionnelles. Mais en Ile-de-France, par exemple, un millier de dossiers sont en attente...

Au sein de la cellule pluridisciplinaire de la Direccte, le Mirt coopère avec les ingénieurs et les juristes. Il a également un rôle de développement de réseau, impliquant, entre autres, les médecins, les universitaires, les préventeurs, les associations régionales pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) et les caisses régionales d'assurance maladie (Cram). " Par le biais du réseau, précise Véronique Tassy, médecin-inspectrice, nous détectons les pathologies émergentes, comme les troubles musculo-squelettiques dès les années 1980, puis les risques psychosociaux et aujourd'hui les risques cardiovasculaires. Nous avons même adopté une démarche prospective sur l'utilisation des nanotechnologies : nous surveillons les salariés, sans attendre que les pathologies émergent en grand nombre. "

Le réseau permet au Mirt de mettre en oeuvre des études ou de participer à de grandes enquêtes nationales. Ainsi, l'enquête Sumer (pour " Surveillance médicale des risques ") sur les expositions au travail a été pilotée par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) et par l'Inspection médicale du travail, qui a pu mobiliser 2 000 médecins du travail sur le territoire français. Un travail unique. De telles initiatives se trouvent pourtant menacées. " Les cellules de l'Institut de veille sanitaire en région nous ont demandé de participer à un système de veille sur les pathologies liées au travail, mais nous avons dû refuser ", regrette Nicolas Sandret. En cause, comme un leitmotiv : le manque d'effectifs.

" Dessaisissement " ou " repositionnement " ?

Jean-Denis Combrexelle, le directeur général du Travail (DGT), avance une première explication à cette pénurie : le positionnement des Mirt. " Jusqu'aux années 2000, le médecin-inspecteur était la seule personne à s'occuper de santé au travail au sein des directions régionales du Travail, rappelle-t-il. Mais, depuis les plans santé au travail et le plan Larcher, il est demandé aux directeurs régionaux de prendre en charge la question, en collaboration étroite avec les médecins-inspecteurs. Ceux-ci y ont vu un dessaisissement, alors qu'il s'agit d'un repositionnement. D'où leur malaise. " Reste à définir les rôles de chacun : le directeur général du Travail annonce une circulaire avant l'été, précisant les priorités pour les médecins-inspecteurs. " Le Mirt n'est pas là pour travailler sur tous les fronts. Il va se recentrer sur la question des agréments, la mise en oeuvre du plan santé au travail 2 et la réforme de la médecine du travail ", explique-t-il. Quid des contestations d'avis d'inaptitude ? " Nous allons voir ", répond Jean-Denis Combrexelle.

Second élément d'explication à la baisse des effectifs, selon le DGT : la question de la rémunération. " Les Mirt ont des salaires inférieurs à ceux des médecins du travail, car ils relèvent de la fonction publique, reconnaît-il. Cela dit, nous avons pratiqué une revalorisation indiciaire en 2006. "" Insuffisante ", juge Pierre Abecassis, secrétaire du syndicat de la profession, qui pointe aussi le recrutement en CDD de trois ans, renouvelable avant l'octroi - non garanti - d'un CDI, " les perspectives de carrière inexistantes, la protection sociale faible et la reconnaissance totalement absente ". Résultat : en Ile-de-France, il ne reste que deux Mirt sur les onze postes budgétés, pour 4 millions de salariés et les services médicaux de la plupart des grandes entreprises nationales. La situation est également préoccupante en Rhône-Alpes, dans le Nord-Pas-de-Calais ou en Provence-Alpes-Côte d'Azur. Quant à la Champagne-Ardenne ou la Franche-Comté, elles n'ont aucun médecin-inspecteur (voir encadré ci-dessus).

Pas de médecin-inspecteur en Franche-Comté

Geneviève Marguet a pris sa retraite le 1er avril. Elle était médecin-inspectrice régionale du travail (Mirt) en Franche-Comté depuis 1998. " C'est un métier fantastique, qui permet de travailler avec des réseaux, de se former continuellement, témoigne-t-elle. Et puis, nos missions se complètent entre elles : les contestations d'avis d'aptitude constituent une source de connaissances quotidiennes, comme les questions des médecins du travail. Ces constats nous permettent de donner des avis aux inspecteurs du travail, ainsi que des conseils en matière de politiques publiques, de les accompagner. En Franche-Comté, dès les années 2000, nous avons attiré l'attention sur la souffrance mentale au travail, par exemple. "

Un temps, son secrétariat a été menacé de disparition. " J'ai alors pris la décision de partir. C'est ce qui a fait réagir la direction, qui m'a retenue. Et le service a pu garder une secrétaire. " Un deuxième poste de Mirt a été ouvert en 2006 pour la région. " J'ai cherché à recruter durant des mois. En vain. Les conditions d'emploi n'intéressaient personne ", déplore la Dre Marguet. A l'heure de la retraite, elle a laissé sa chaise vide.

" Logique ubuesque "

Alors, suffirait-il aux Mirt d'apprendre à collaborer avec les directeurs régionaux ? Pour Annie Touranchet, il ne s'agit pas d'une volonté politique, mais d'une volonté administrative " de ne pas donner trop de moyens "" Les services du ministère fonctionnent selon une logique administrativo-financière ubuesque qui nous empêche de travailler comme nous le souhaiterions, confirme Pierre Abecassis. Surtout quand le sujet dérange. Sur les risques psychosociaux, par exemple, il est recommandé de travailler dans le sens du repérage des salariés fragiles, du traitement individuel avec telle ou telle officine, pour adapter les individus au travail plutôt que le contraire. Les approches en termes d'organisation du travail ou de management ne sont pas encouragées. Mais comme nous résistons, l'administration nous met des bâtons dans les roues. Il ne s'agit plus de prévenir l'altération de la santé des salariés, mais de faire en sorte que les entreprises marchent le mieux possible. " Aux yeux du secrétaire du syndicat, c'est l'indépendance même des médecins-inspecteurs qui est en jeu.