© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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Discuter du travail pour réduire le risque CMR

par Sylvie Dimerman médecin du travail, Laurence Théry directrice de l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Picardie, Alain Garrigou ergonome / juillet 2012

Comment rendre plus efficace la prévention du risque cancérogène, mutagène ou reprotoxique (CMR) ? Une étude dans des PME montre l'intérêt de sortir du formalisme réglementaire en discutant avec les salariés de la façon de faire le travail.

Les risques pour la santé générés par les produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR) sont toujours présents en milieu de travail, malgré le volontarisme des politiques publiques en France (voir " Repères ") et au niveau européen. Ainsi, dans l'industrie et la construction - secteurs les plus concernés -, près de deux ouvriers sur trois se disent exposés à ce type de risques et près d'un sur trois mentionne une multiexposition à des CMR. Certes, la substitution de ces agents chimiques par d'autres, non (ou moins) dangereux, est engagée dans les entreprises, dès lors qu'elle est possible techniquement et économiquement. La question de la prévention est cependant loin d'être réglée, comme le montre une étude-action soutenue par l'Institut national du cancer (Inca) et réalisée en 2010 par le Centre d'ergonomie et de sécurité du travail en Picardie - Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (CESTP-Aract). Cette étude participative a permis de mieux percevoir ce qui pouvait amener des transformations dans l'approche de la prévention et à quelles conditions. Elle a été menée dans neuf PME picardes volontaires, relevant de différents secteurs industriels : transformation de métaux cuivreux, fonderie de plomb, tri de déchets, fabrication de pièces aéronautiques, de peinture, de meubles en bois...

Repères

Le décret CMR du 1er février 2001 établit des règles particulières de prévention pour les cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques. Leur substitution doit être obligatoirement recherchée. Si elle n'est pas réalisable, le niveau d'exposition doit être réduit " à un niveau aussi bas qu'il est techniquement possible " et les protections collectives doivent être privilégiées.

La peur enfouie du danger

Premier constat établi lors de l'intervention : bien qu'étant les mieux placés pour repérer leur exposition à des risques dans les situations de travail, les salariés de ces PME sont mal informés des dangers des produits. Les produits CMR font l'objet de peu d'échanges et de discussions. Ils ne sont mentionnés ni dans le document unique d'évaluation des risques (DU) ni dans les procès-verbaux du comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Pourtant, les salariés ont en tête - de façon souvent confuse - leur exposition à des produits dangereux. Parler de cette exposition est difficile, dans la mesure où la composante affective et émotionnelle est forte, témoignant de la peur du cancer. Face à cette peur enfouie, certains réagissent en niant la dangerosité (" S'il y avait des malades, on le saurait ! "). D'autres préfèrent rester dans le vague, comme ce fondeur évoquant la poussière : " Je suis certain que les poumons ne doivent pas apprécier. " De façon analogue, un technicien de maintenance déclare, à propos du plomb : " Je pense que ça nous fragilise, on peut avoir des maladies graves, un cancer, mais je ne me rappelle plus trop. " Le développement de tels mécanismes de défense est favorisé par un contexte où personne ne parle de ces risques, ce qui rend difficile le fait de s'informer et de partager les connaissances disponibles.

Ce silence est partagé par l'encadrement, les chefs d'entreprise ou même les responsables hygiène, sécurité, environnement (HSE), de peur que les opérateurs refusent de travailler et que l'entreprise ne parvienne plus à recruter en raison d'une " mauvaise image " sur le bassin d'emploi. Notons que ces entreprises, toutes volontaires pour que la question des CMR soit discutée en CHSCT, demandent toutefois un accompagnement : " Dans ce domaine, nous avons besoin de relais - la médecine du travail, des experts... -, car nous ne sommes pas qualifiés pour en parler ", assure un chef d'entreprise. Un autre précise que les intervenants de l'étude ne seraient jamais entrés dans son entreprise si celle-ci n'avait pas considérablement progressé en matière de prévention. Les progrès concernent presque toujours les accidents du travail, les entreprises ayant une " culture sécurité et propreté " forte. Quant à la prévention des maladies et des troubles de santé, elle représente une étape qu'il n'est pas aisé de franchir sans associer les salariés à la démarche de prévention et donc sans identifier précisément les produits, les risques associés et les situations de travail générant l'exposition. Or, dans ces neuf PME, les salariés sont insuffisamment associés aux démarches de prévention, centrées sur les procédures et le respect formel de la réglementation. L'espoir d'" améliorer les comportements, le respect des consignes et le port de protections individuelles " constitue d'ailleurs la motivation première des responsables pour participer à l'étude.

Le poids de l'incertitude

Du côté des représentants du personnel au CHSCT, le risque CMR est un sujet difficile à " mettre sur la table ", en raison du caractère différé et virtuel des atteintes à la santé qui lui sont liées : " Si on avait la certitude que ça peut amener quelque chose de grave, on en ferait une priorité, sinon on gère d'abord les questions du court terme. " Par ailleurs, le risque chimique est abordé par le biais des produits, et non par le travail. Il y a donc un fort enjeu d'information et de formation en direction des CHSCT, tant sur la façon d'appréhender l'incertitude que sur les relations entre le travail réel, les expositions et la santé. De plus, le message selon lequel la plus faible exposition possible aux CMR est l'objectif qu'il faut défendre peut être inhibant : le sujet est éludé si cet objectif est considéré comme trop difficile à atteindre. Enfin, certains produits ne sont pas repérables par les fiches de données de sécurité. Citons les fumées, les poussières issues du process de production, ou encore les produits non classés CMR du fait même des difficultés à mettre en évidence des effets à long terme (tel est le cas, par exemple, pour les fibres de carbone). La vigilance à leur égard est souvent insuffisante dans les entreprises et chez leurs partenaires en prévention. Le fait de passer sous silence ce qui est considéré comme incertain ne contribue pas à la création d'un climat de confiance entre direction, fournisseurs et salariés. Ces derniers expriment parfois le sentiment qu'on leur cache quelque chose.

Malgré ce voile de silence qui recouvre la prévention des CMR dans les entreprises, les opérateurs et les chefs d'équipe décrivent précisément des situations d'exposition quand les produits sont perceptibles (odeurs, fumées...) ou lorsqu'ils sont " remarquables " du fait d'une protection individuelle inhabituelle et jugée incontournable, d'un indice particulier dans le process ou de la survenue de manifestations pathologiques associées, visibles et immédiates (allergies, par exemple). On risque, a contrario, de faire l'impasse sur les expositions à des CMR dénués de caractéristiques aussi repérables. Et on sous-estime ou néglige les situations d'exposition brève, même si elles se répètent.

Par ailleurs, les opérateurs et les chefs d'équipe repèrent fréquemment des circonstances où l'on est " plus exposé " : traitement de tel type de pièces, mise en oeuvre de tel procédé, difficultés en fabrication, situations de maintenance, pression due aux objectifs de production (" Quand on doit se presser, on se protège moins ")... Les opérateurs peuvent alors développer des réponses pour se protéger. Un fondeur raconte : " En me déshabillant au vestiaire "sale", je voyais, dans les rayons de soleil, que je soulevais beaucoup de poussière, alors que j'avais retiré mon masque de travail. On en a parlé au CHSCT, on a amélioré la procédure de déshabillage et utilisé des masques jetables pour cette phase, jusqu'à la douche. " Certes, il est possible de commettre des erreurs dans l'identification des produits CMR, et les savoir-faire ont leurs limites, face aux impératifs de productivité ou aux insuffisances de moyens. Mais prendre en compte ces connaissances construites par l'expérience est un enrichissement considérable pour la prévention.

Regards croisés sur le travail

En pratique, les responsables HSE sont accaparés par les procédures administratives : veille réglementaire, mise à jour des fiches de données de sécurité et du DU... Ils ne prennent donc guère le temps de regarder comment cela se passe réellement dans les ateliers. La réalité du travail peut également échapper aux représentants du personnel au CHSCT. Dans cette entreprise de métallurgie, l'opérateur de l'atelier de décapage, qui ne fait pas partie du CHSCT, a participé aux entretiens dans le cadre de l'étude. Invité à commenter les photos de son travail lors de la réunion de restitution, il montre comment, quand le panier se décroche, il doit monter sur le rebord des bains pour le raccrocher le plus vite possible, afin de ne pas perdre la production. Mettre son masque à ce moment-là ? Il pense plutôt à éviter de glisser... " On ne savait pas que cela se passait comme ça ! Pourtant, on fait des visites, mais on ne regarde pas de cette façon ! ", s'exclame alors le secrétaire du CHSCT. Tous échangent sur ce dysfonctionnement, plus fréquent depuis qu'on a doublé la capacité de transfert des paniers. Ces regards croisés et partagés sur le travail permettent d'identifier des situations à risque et de comprendre où se joue la prévention.

Regarder le travail tel qu'il se déroule réellement, avec ses imprévus et ses variations, suppose la participation réelle de ceux qui font le travail, qui en sont les experts : les opérateurs et la maîtrise de proximité. Il faut remettre en scène le travail pour que la parole se libère. Pour qu'on s'autorise à parler des CMR dans l'entreprise, les échanges doivent être en lien avec les situations de travail, connues des opérateurs. Loin de provoquer le refus de continuer à travailler avec ces produits, même lorsque les situations montrent des expositions paraissant non négligeables, les échanges permettent de mobiliser ce qu'on sait déjà confusément ou précisément. Ces connaissances vagues, intériorisées et restant dans le non-dit, peuvent générer ou amplifier craintes, déni, peurs. Sur les CMR " en général ", personne ne se sent en capacité d'agir ; en revanche, sur une situation de travail définie, connue, la discussion est possible.

A l'issue de l'étude-action, la restitution faite dans les différents CHSCT - ou groupe de travail en l'absence de CHSCT - permet des échanges inhabituels. " C'est la première fois que j'assiste à une réunion sur mon travail et ses risques ", remarque ainsi un opérateur. La présence des CMR et le repérage des situations d'exposition sont mis en débat, permettant de parvenir à une vision partagée, y compris par les directions, au départ pas toutes convaincues de l'emploi de ces produits dans l'entreprise. Des situations sont découvertes par certains, ou plutôt " redécouvertes collectivement ". L'organisation des restitutions, l'utilisation de photos, la localisation des données d'évaluation sur des plans, la représentation en parallèle des éléments extraits du DU et des données des entretiens facilitent les échanges et amènent à voir autrement. " Cette façon de regarder notre DU va aider. Nous-mêmes, on s'y perd dans la lecture du tableau Excel : il devient tellement compliqué... ", note un chef d'entreprise Les médecins du travail - invités par l'entreprise et présents dans les deux tiers des cas - soulignent eux aussi le caractère inhabituel des échanges. " On va gagner du temps ", dit l'un d'entre eux.

Dans le droit fil de l'ergotoxicologie

Ce type d'étude sur la construction sociale de la représentation du risque CMR comme levier de prévention renforce et complète les conclusions et apports de l'ergotoxicologie. Celle-ci pointe les limites et les impasses du modèle actuel de prévention, axé sur la réglementation, qu'il s'agisse du respect des valeurs limites d'exposition ou du port d'équipements de protection individuelle. Elle articule l'analyse des activités de travail exposant à des produits chimiques avec la mesure d'indicateurs physiologiques, de concentration de polluants ou de facteurs d'ambiance physiques. Cette articulation spécifique s'accompagne de la prise en compte des savoir-faire et représentations des travailleurs vis-à-vis du risque chimique.

Echanges fructueux dans une affinerie de plomb

Cette affinerie de plomb a fait d'énormes progrès dans la maîtrise des risques liés au plomb. Les plombémies (taux de plomb dans le sang) sont inférieures au seuil réglementaire. Mais l'entreprise veut aller plus loin : l'objectif du groupe auquel elle appartient est plus exigeant et certains sites " frères " font mieux.

Pour les salariés, le fait d'apprendre que le plomb est reprotoxique leur permet d'en parler : " On est davantage convaincus, c'est bien de notre santé qu'il s'agit, pas seulement de réglementation. " Malgré tout, " c'est plutôt rassurant ", car on parle aussi de prévention. Cette information justifie les efforts pour réduire l'exposition. S'ensuit un travail sur des situations repérées comme " plus exposantes ". Ces échanges enrichissent l'évaluation des risques, le document unique se précise et les pistes d'amélioration se diversifient.

La décision est prise de définir une stratégie de mesurage plus efficace pour la prévention, au-delà des obligations réglementaires. La réflexion collective fait bouger la hiérarchisation des problèmes. A côté d'investissements importants déjà prévus, l'achat d'une balayeuse plus performante à l'affinage est décidé. Maintenance et nettoyage deviennent des priorités du plan d'action à venir. Mais avant même qu'on y ait travaillé, la plombémie du technicien de maintenance s'améliore franchement. Que s'est-il passé ? " J'y ai cru, explique-t-il. Tous ces échanges m'ont aidé à faire le point sur ces situations, ce que j'y pouvais. J'ai pris plus de temps pour préparer mes interventions. " On est loin de la simple application de consignes !

Pour poursuivre la démarche, la direction souhaite former tout le personnel à un regard plus global sur les risques dans son travail. Cela doit aussi passer par un renforcement des compétences des membres du CHSCT et de la hiérarchie dans ce domaine.

Au final, il apparaît que des pistes de progrès existent, dès lors que les démarches de prévention associent les acteurs en présence (opérateurs, encadrement de proximité, responsable santé et sécurité...) et favorisent les échanges sur les situations réelles de travail. Le débat rendu possible permet un recul des craintes et du déni du risque, ainsi qu'une avancée vers l'action en mettant en lien les apports de connaissances sur les produits CMR et l'expertise des opérateurs sur les circonstances d'exposition dans le travail réel.

En savoir plus
  • " Le travail réel au coeur de la prévention des risques liés aux produits cancérogènes dans les PME ", par Sylvie Dimerman, Pascale Mercieca, Jacques Pillement, Frédéric Telliez et Laurence Théry, in L'ergonomie à la croisée des risques, actes du 46e congrès international de la Société d'ergonomie de langue française, 2011. Téléchargeable sur www.ergonomie-self.org

  • " Une approche critique du modèle dominant de prévention du risque chimique. L'apport de l'ergotoxicologie ", par Brahim Mohammed-Brahim et Alain Garrigou, @ctivités, vol. 6, n° 1 (avril 2009). Téléchargeable sur www.activites.org/v6n1/brahim.pdf