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Travailler avec une maladie chronique

par François Desriaux / janvier 2016

Le maintien dans l'emploi ou au travail des personnes atteintes d'une maladie chronique évolutive, c'est un peu comme la lutte contre le réchauffement climatique : plus personne ne peut nier qu'il s'agit d'un impératif, beaucoup de structures affichent leur ambition, mais la réalité des engagements est rarement à la hauteur. Pourtant, l'âge de la retraite reculant et la part de malades chroniques augmentant avec l'âge, le monde du travail va être de plus en plus souvent confronté à la nécessité de combiner deux états - actif et malade - qui, jusqu'à présent, ont été pensés comme antagonistes. L'aménagement du poste sur un plan ergonomique comme des horaires, pour tenir compte de la fatigue ou des soins, est un premier passage obligé en matière d'adaptation. Changer le regard de la hiérarchie et des collègues permettra d'augmenter les chances que la "greffe" prenne. Mais pour éviter les "rejets", il est aussi fondamental de réfléchir à l'organisation du travail, aux marges de manœuvre des équipes, à l'adéquation entre les objectifs et les moyens humains. Sinon, la seule bonne volonté des uns et des autres ne suffira pas.

Du bon usage de l'ergonomie

par Célia Quériaud chercheuse en ergonomie au cabinet conseil Solutions productives / janvier 2016

Le maintien dans l'emploi d'un salarié malade peut très vite devenir un casse-tête insoluble pour l'entreprise. Au-delà de l'adaptation du poste, l'ergonome va proposer une démarche globale visant à donner des marges de manoeuvre à ce travailleur.

Face à un salarié atteint d'une maladie chronique, au-delà des difficultés de la personne elle-même à se maintenir dans son emploi tout en faisant face à l'évolution de son état, c'est bien souvent l'entreprise tout entière qui se sent impuissante et démunie. Des collègues au manager, des ressources humaines à l'employeur, en passant par le médecin du travail, tous peuvent être découragés lorsque le maintien dans l'emploi du salarié devient tellement complexe que chacun des acteurs a l'impression d'avoir épuisé toutes les solutions.

Incertitudes

C'est à ce moment qu'intervient l'ergonome. Souvent sollicité par l'un des acteurs du maintien dans l'emploi - médecin du travail, service d'appui au maintien dans l'emploi des travailleurs handicapés (Sameth), chargé de mission handicap -, il doit rechercher des solutions techniques d'adaptation du poste de travail. Mais pour que cela marche, il va devoir dépasser ce cadre.

Suivons le cas d'Anna, comptable dans un bureau d'études depuis dix ans. Elle est atteinte d'une maladie inflammatoire des articulations, la spondylarthrite ankylosante, diagnostiquée il y a deux ans. L'incertitude est le maître mot caractérisant son état de santé : douleurs au niveau du rachis dorso-lombaire, crises inflammatoires imprévisibles, fatigue physique le soir, concentration difficile... La salariée exprime des difficultés à accepter son état, à comprendre et à gérer sa maladie avec ses effets, à concilier son traitement et son travail. De plus, la prise en charge de ses obligations familiales s'avère complexe, ce qu'elle vit douloureusement.

Sa situation médico-socio-administrative est, elle aussi, empreinte d'incertitudes. Après sept mois d'arrêt maladie, Anna a repris le travail en temps partiel thérapeutique (50 %), mais cette reprise est ponctuée de nouveaux arrêts, fréquents et imprévisibles. Par ailleurs, sa démarche de reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) est en cours.

Anna travaille dans une petite équipe mobilisant une expertise forte, qui permet à l'entreprise de recouvrer des ressources financières. L'activité de l'équipe est en plein accroissement, mais son effectif est instable, en raison de l'absentéisme - pas seulement celui d'Anna. La communication de cette dernière avec ses collègues et son responsable direct est perturbée par ses arrêts de travail à répétition et l'incompréhension de son entourage professionnel vis-à-vis de problèmes de santé et de douleurs invisibles pour lui.

Ce sont tous ces éléments que l'ergonome va devoir saisir au début de son intervention. Dresser un état des lieux des enjeux professionnels, juridiques, sociaux et personnels d'Anna est un passage obligé pour pouvoir agir efficacement.

La seconde clé d'une intervention durable, c'est de ne pas chercher à faire à la place des acteurs, mais de les impliquer tous, de les rendre parties prenantes des solutions. Ce sont eux - salarié malade, collègues, encadrement, professionnels de santé au travail - qui vont concevoir les adaptations nécessaires pour un futur acceptable par toutes les parties.

Retrouver de l'assurance

Permettre la position assise prolongée et réduire les torsions du tronc, c'est au départ la demande du médecin du travail dans le cas d'Anna. L'ergonome va y répondre de façon très précise, avec notamment une modification du bureau, un aménagement de l'accès aux documents papier, un siège adapté disposant de nombreux réglages fins. Il se sert de cette demande "technique" comme porte d'entrée dans la problématique globale d'Anna, mais, très vite, il va dépasser ce cadre. En travaillant à la recherche de solutions techniques avec Anna, l'ergonome "attrape" tous les indices possibles, lors des essais de matériel adapté, pour comprendre ses difficultés de santé et ses limitations. Il va ainsi découvrir d'autres éléments : des douleurs et des limitations aux genoux, qui vont nécessiter elles aussi une adaptation.

Déjà, lors de la deuxième phase d'essais, Anna ne subit plus sa situation et reprend espoir : "J'arrive enfin à rester assise, je vais peut-être pouvoir continuer de travailler." Cette stratégie d'accompagnement pendant les essais techniques sur le poste de travail est particulièrement utile quand le salarié peine à parler de son problème de santé. Elle lui permet de retrouver de l'assurance, d'améliorer sa connaissance de lui-même, de son propre corps, de penser et formaliser ses difficultés.

Dès le premier rendez-vous, l'ergonome s'attelle également à traiter des problèmes "périphériques" à l'activité de travail, mais essentiels pour Anna. Par exemple, ses déplacements en voiture pour se rendre au travail et en revenir sont compliqués. En effet, sa jambe gauche est douloureuse, ce qui rend pénible, voire impossible, le passage des vitesses ; en outre, sa capacité de concentration est amoindrie par les traitements. Deux solutions temporaires ont été trouvées, avant l'intervention de l'ergonome : soit Anna prend ses médicaments après le trajet, à son arrivée au travail ; soit ses collègues la véhiculent, sur leur propre temps de travail.

Sachant que cette situation ne peut perdurer, l'ergonome et la chargée de mission Sameth, mise dans la boucle en cours d'intervention, travaillent alors à l'aménagement du véhicule, en y associant Anna et le médecin du travail. Mais c'est en réfléchissant à l'organisation du travail et à une nouvelle répartition des tâches au sein de l'équipe comptabilité que des solutions pérennes seront imaginées. L'idée est de permettre à Anna d'effectuer certaines tâches en télétravail, de façon à réduire les temps de trajet et la fatigue qui va avec, voire à continuer de travailler en cas de crise. Pour cela, ses missions sont revues. Elle se voit attribuer la gestion de dossiers clients nécessitant peu de supports papier à déplacer. Ce qui décharge d'autant son responsable hiérarchique, à qui échoit ce type de tâches quand elle est en arrêt maladie.

Autogestionnaire de sa maladie

Le but de la démarche est double : donner davantage de marges de manoeuvre au salarié pour adapter ses tâches en fonction de la variabilité de son état de santé et rassurer son environnement professionnel quant à ses compétences et à sa capacité de travail. Le salarié n'est plus vu par ses collègues uniquement à travers le prisme de sa maladie et de la charge de travail supplémentaire que celle-ci peut leur occasionner. Complété par la mise en place d'un soutien psychologique une fois tous les quinze jours, vécu très positivement par Anna, le dispositif se met peu à peu en place. On est donc assez loin de la demande technique de départ. L'objectif non affiché est de promouvoir un double rôle pour le salarié atteint de maladie chronique : il doit être à la fois travailleur et autogestionnaire de sa maladie. Pour cela, il va développer des compétences spécifiques, de la gestion temporelle pour concilier les temps de travail et les temps du soin, par exemple, à la gestion des contraintes du travail combinées à celles liées aux effets de la maladie.