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Enquête Sumer 2017 : des évolutions contrastées

par Joëlle Maraschin / octobre 2019

Si l'exposition des salariés à certaines contraintes physiques a globalement baissé depuis vingt ans, l'intensité du travail demeure élevée, selon les premiers résultats de l'enquête Sumer 2017. Et les données sont préoccupantes sur le risque cancérogène.

En première lecture, la nouvelle enquête Surveillance médicale des expositions des salariés aux risques professionnels (Sumer) pose question : faut-il conclure de ses résultats que les conditions de travail dans le secteur privé se seraient améliorées, comme certains titres de presse l'ont annoncé ? Rien n'est moins sûr, et les auteurs de cette étude publiée par la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail restent prudents, en évoquant plutôt des évolutions "contrastées" sur les vingt dernières années.

La quatrième édition de Sumer, réalisée en 2017 et dont les résultats ne couvrent, pour le moment, que le secteur privé, montre ainsi des indicateurs variables sur l'exposition au risque chimique, qui touche toujours un tiers des salariés. Les ouvriers demeurent la catégorie professionnelle la plus concernée, avec 61 % des ouvriers qualifiés et 56 % des ouvriers non qualifiés. Depuis 1994, on observe pourtant une diminution des expositions dans l'industrie (- 6 points) et, surtout, dans l'agriculture (- 15 points). C'est sans doute le signe d'une prise de conscience des effets toxiques des pesticides. Mais la présence importante d'agents chimiques dans la construction fait que 58 % des salariés du secteur sont impactés - un chiffre en progression par rapport à 1994.

Le risque chimique s'accroît dans les services

Le secteur des services connaît, lui aussi, une hausse du nombre de salariés exposés, qui passe de 25 % à 29 %. Les auteurs de l'étude expliquent cette augmentation par le développement des métiers d'agent de nettoyage, d'aide ménagère et d'aide à domicile, qui se servent de produits chimiques pour le ménage et la désinfection. Et encore 15 % des travailleurs sont en contact avec au moins trois substances chimiques différentes. Cette multi-exposition a reculé dans l'agriculture, mais elle a augmenté de 11 points chez les ouvriers qualifiés. Les expositions aux produits chimiques cancérogènes continuent d'être préoccupantes. Elles n'ont pas diminué depuis 2010, touchant plus de 1,8 million de salariés.

 

Repère

La quatrième édition de l'enquête Sumer s'est déroulée d'avril 2016 à septembre 2017,

avec la contribution de 1 243 médecins du travail volontaires, qui ont tiré au sort 33 600 salariés. Elle présente un double intérêt : l'expertise professionnelle du médecin du travail et le grand nombre de salariés interrogés. Le médecin s'appuie sur les déclarations du salarié lors de la visite médicale et sur son expertise fondée sur sa connaissance de l'entreprise. Le salarié remplit également un autoquestionnaire portant sur son vécu de travail.

"On bute sur les limites de la politique de substitution. La mise à disposition de protections individuelles s'est développée, mais ce n'est pas suffisant", commente Thomas Coutrot, responsable du département Conditions de travail et santé de la Dares. "Cette stagnation des chiffres n'est pas une bonne nouvelle", pointe de son côté Nicolas Sandret, ancien médecin-inspecteur du travail, qui a été l'un des piliers du déploiement de Sumer (voir l'interview page suivante). "Des travaux d'analyse à venir devraient permettre de savoir si certaines expositions aux produits cancérogènes sont en émergence", poursuit-il.

Quant au nombre de travailleurs exposés aux agents biologiques, il progresse fortement, passant de 10 % en 1994 à 19 % en 2017. "Cela ne veut pas forcément dire que les risques biologiques ont augmenté, mais plutôt qu'ils sont mieux repérés", nuance toutefois Sarah Memmi, sociologue à la Dares et cosignataire de l'étude. Cette recrudescence a en effet été observée à partir de 2010, juste après la pandémie grippale de 2009 qui a sensibilisé les préventeurs et les salariés sur le sujet. Quoi qu'il en soit, près d'un salarié sur deux dans le secteur agricole ainsi que la moitié des employés du commerce et des services sont concernés par le risque biologique.

Moins de manutention manuelle grâce aux aides mécanisées

A l'exception des nuisances sonores, qui ont crû de quelques points en vingt ans, touchant désormais 32 % des travailleurs, la plupart des expositions aux contraintes physiques sont en recul. La manutention manuelle de charges est encore dans le quotidien de 35 % de salariés ; cependant, dans tous les secteurs - hormis l'agriculture -, une baisse est constatée, sous l'effet du développement des aides mécanisées. La part des salariés qui travaillent debout ou piétinent pendant de longues plages horaires diminue, mais ils sont de plus en plus nombreux à le faire sur de courtes périodes. Le nombre de ceux qui effectuent des tâches répétitives pendant 10 heures ou plus par semaine décroît également, notamment en raison de la rotation du personnel sur les postes. La proportion de salariés exposés à ce travail répétitif pendant moins de 10 heures reste stable depuis vingt ans, avec 7 % de personnes concernées.

 

« Le job strain concerne 32 % des travailleurs »
entretien avec Nicolas Sandret, ancien médecin-inspecteur du travail, "père" de l'enquête Sumer
Joëlle Maraschin

L'enquête Sumer 2017 souligne une amélioration de la reconnaissance et de la satisfaction au travail. Peut-on parler d'une diminution des risques psychosociaux ?

Nicolas Sandret : Il y a là une contradiction entre ces données chiffrées et les observations des praticiens dans les consultations souffrance et travail, les remontées des médecins du travail et les études sociologiques. Du côté de la clinique, nous avons une autre représentation : les choses vont très mal. Dans la mesure où il existe une telle contradiction, on ne peut affirmer, selon moi, que les risques psychosociaux ont diminué. Le problème est de savoir comment interpréter ces différences entre ce qui ressort des enquêtes statistiques et ce qui est constaté par les cliniciens. Ces deux vérités, celle des statisticiens et celle des praticiens, coexistent ; les uns n'ont pas raison par rapport aux autres. Ce qui est intéressant, c'est de les comprendre et de voir ce qui s'y joue.

Comment expliquez-vous la baisse du nombre de salariés déclarant des comportements hostiles sur leur lieu de travail ?

N. S. : Nous sommes intrigués par ce reflux conséquent entre 2010 et 2017, tendance qui est par ailleurs pointée dans la dernière enquête Conditions de travail. En 2010, juste après la crise de 2008, les entreprises ont connu des moments de forts bouleversements. En 2017, il y aurait une sorte de stabilisation, et peut-être un ressenti moins douloureux de la part des salariés. Le recul des expositions aux comportements hostiles est particulièrement important pour les salariés de 60 ans ou plus, lesquels étaient auparavant les plus touchés. Nous faisons l'hypothèse que, dans cette tranche d'âge, la sortie du marché du travail par rupture conventionnelle ou inaptitude a pu constituer une solution pour les personnes concernées. Il est de ce fait difficile de parler d'amélioration de l'indicateur si les salariés les plus impactés ne sont plus au travail. La diminution des comportements hostiles est aussi marquée dans les entreprises de plus de 250 salariés, peut-être grâce à des actions de formation ou de prévention. Cela dit, les salariés ne se rendent plus en consultation en disant : "Je suis harcelé", mais plutôt en affirmant : "Je suis en burn-out L'intensité du travail revient souvent dans la description qu'ils font de la dégradation de leurs conditions de travail.

Mais les données de l'enquête Sumer 2017 ne montrent-elles pas une légère diminution de l'intensité du travail ?

N. S. : L'intensité du travail observée par les médecins du travail a effectivement diminué entre 2010 et 2017, mais elle reste à un niveau plus élevé qu'en 1994. Nous sommes peut-être dans un phénomène d'accoutumance. Pourtant, selon les résultats de l'autoquestionnaire, les salariés sont plus nombreux en 2017 à déclarer qu'il leur est demandé une quantité excessive de travail et d'aller très vite. L'autonomie est en repli, avec davantage de salariés qui ne peuvent faire changer l'ordre de leurs tâches ou les délais, ce qui témoigne d'une rigidification. Le job strain, ou tension au travail, concerne toujours 32 % des travailleurs, comme en 2010. C'est un signal d'alerte. Tous ces éléments devraient augmenter le niveau des plaintes. Or les salariés déclarent moins souvent manquer de moyens pour faire correctement leur travail. Cela veut-il dire qu'ils ont réellement plus de moyens, qu'ils peuvent coopérer avec des collègues, qu'ils reçoivent un soutien ? Ou est-ce qu'à partir d'un certain moment ils ne se posent plus la question ? Autant d'interrogations que des travaux qualitatifs à venir devraient éclairer.

En 2010, une question supplémentaire, portant sur les contraintes posturales, avait été intégrée à l'enquête. En 2017, 19 % des salariés sont soumis à des postures qui forcent sur leurs articulations. On note une augmentation importante chez les ouvriers (+ 5 points), qui est encore plus marquée chez les agriculteurs (+ 16 points). "Il y a globalement des améliorations significatives pour les contraintes physiques les plus intenses", constate Thomas Coutrot, qui estime toutefois nécessaire de mettre en balance ces résultats avec d'autres, comme ceux de l'enquête Conditions de travail - complémentaire de Sumer et toujours menée par la Dares. Or cette dernière ne montre pas de repli de la pénibilité physique. Et pour cause : "La pénibilité physique ne peut être considérée isolément des contraintes organisationnelles, explique-t-il. Porter une charge n'a pas les mêmes conséquences si le salarié a le temps de se positionner, de solliciter l'aide de ses collègues, ou bien s'il est sous pression et qu'il lui faut faire très vite." Or, selon Sumer 2017, le contexte organisationnel est "toujours très contraint". Un quart des salariés déclarent travailler "toujours" ou "souvent" plus que l'horaire prévu ; pour un quart également, les horaires varient d'un jour sur l'autre, tandis que 18 % font 40 heures ou plus.

 

Le clap de fin pour Sumer ?

L'enquête française Sumer est inédite dans le monde. Ses données sont des outils précieux pour les préventeurs, les médecins du travail et les partenaires sociaux. La première cartographie des expositions des salariés aux principaux risques professionnels remonte à 1987, mais le protocole a été amélioré afin que la qualité scientifique ne puisse être contestée. "Les organisations patronales gestionnaires des services de santé au travail étaient particulièrement virulentes dans leurs critiques", se souvient Marie-France Cristofari, économiste et statisticienne, qui a coanimé, au début des années 1990, les groupes de travail sur la méthodologie de Sumer. En dépit de l'intérêt des médecins du travail pour cette représentation des risques professionnels, le nombre de praticiens ayant participé à la dernière collecte de données a chuté de moitié par rapport à l'édition précédente. Deux études sociologiques expliquent les ressorts de cette désaffection : d'un côté, les réformes successives qui ont bouleversé l'organisation du travail des médecins ; de l'autre, la crise de la démographie médicale. "Nous envisageons de revoir le mode de collecte, afin que celle-ci soit intégrée au fonctionnement des services de santé au travail", précise Thomas Coutrot. La question se pose en effet aujourd'hui : l'enquête pourra-t-elle être reconduite dans les prochaines années ?

 

Forte exposition à des facteurs de risques psychosociaux

Outre ces contraintes horaires, l'intensité du travail, qui est un facteur de risques psychosociaux (RPS), reste élevée. Environ un tiers des salariés subissent au moins trois contraintes de rythme - cadence automatique d'une machine, normes de production ou délais à respecter, demande extérieure obligeant à une réponse immédiate. La proportion de salariés disant devoir fréquemment interrompre une tâche pour en effectuer une autre imprévue est passée de 46 % en 1994 à 58 % en 2017. Plus de 66 % des salariés considèrent qu'on leur demande de travailler très vite et 35 % jugent qu'on exige d'eux une quantité excessive de travail, soit des hausses respectives de 3 et 4 points entre 2003 et 2017. Enfin, 30 % des salariés assurent ne pas disposer du temps nécessaire pour faire correctement leur travail, un chiffre stable depuis 2003.

Le manque d'autonomie, autre cause de RPS, est signalé par de plus en plus de salariés. En 2017, 42 % d'entre eux n'ont pas la possibilité de faire varier les délais fixés. Le job strain est en augmentation depuis 2003. Cette tension au travail - c'est-à-dire une forte charge psychologique associée à une faible latitude décisionnelle - est "prédictive de la dépression, de troubles cardiovasculaires ou de troubles musculo-squelettiques", rappelle la Dares.

Malgré tout, l'étude relève une "forte satisfaction au travail". Près de neuf salariés sur dix se déclarent satisfaits dans l'ensemble de leur travail - ce sentiment pouvant englober aussi la satisfaction d'avoir un emploi. Ceux qui s'estiment en butte à des comportements hostiles au travail (comportements méprisants, atteintes dégradantes, déni de reconnaissance du travail) sont moins nombreux en 2017 qu'en 2010 : 15 %, contre 22 %. Reste que près de 3 millions de travailleurs y sont encore exposés. "Les formes les plus virulentes des RPS sont en recul et reviennent au niveau de 2003. On peut penser que la sensibilisation des entreprises produit des effets", avance Thomas Coutrot. La proportion de salariés affirmant manquer de moyens pour faire correctement leur travail - un déterminant du "travail empêché" et de la souffrance au travail - reflue significativement. "Ces résultats sur les RPS nous interpellent au regard des remontées des médecins", reconnaît Sarah Memmi. Compte tenu des alertes des cliniciens sur le nombre de salariés en souffrance, la Dares prévoit d'organiser une journée de réflexion sur le décalage entre les données chiffrées et la clinique.

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