Les entretiens individuels d'évaluation sont-ils dangereux pour la santé ?

par François Desriaux / janvier 2012

Salima Benhamou défend la pratique des entretiens individuels d'évaluation et estime qu'ils n'ont pas d'effet négatif sur le bien-être des salariés. Une analyse que réfute Christian du Tertre. Echange d'arguments entre économistes du travail.

Dans la note du Centre d'analyse stratégique (CAS) portant sur les pratiques de gestion des ressources humaines et le bien-être au travail1 , vous prônez, Salima Benhamou, une consolidation de l'entretien d'évaluation, malgré les critiques relatives à ses effets sur les salariés. L'évaluation individuelle des salariés est-elle devenue incontournable aujourd'hui pour la performance des entreprises ?

Salima Benhamou : Ce qui nous a intéressés, ce n'est pas le lien entre les entretiens et la performance, mais le lien avec le bien-être au travail. Nous avons vu en effet se développer tout un contentieux autour des entretiens d'évaluation, en lien parfois avec la santé mentale. Mais d'autres critiques existent et portent principalement sur les critères d'évaluation (manque de transparence, d'objectivité...). Face à un débat aussi ouvert, la question était donc de savoir si l'entretien d'évaluation jouait négativement sur le bien-être des salariés. D'après nos résultats basés sur un échantillon très large - plus de 14 000 salariés -, c'est tout le contraire. Les salariés évalués semblent tirer plus de satisfaction sur le plan de la rémunération et de la reconnaissance de leur travail que les salariés non évalués.

Christian du Tertre : L'étude du CAS repose sur un parti pris : l'environnement concurrentiel imposerait aux entreprises une recherche d'efficacité fondée sur la performance individuelle des salariés et un management par objectifs. Cette approche néglige les enjeux de la coopération dans le travail. Si la spécialisation des tâches peut conduire à une vision individualisée du travail, l'écart entre le travail prescrit par l'organisation ou la hiérarchie et le travail réel auquel sont confrontés les salariés rétablit la nécessité de la coopération entre eux. Or cet écart a tendance à croître avec la généralisation des activités de services, avec la dimension immatérielle du travail - c'est-à-dire non mesurable et non dénombrable - et avec le caractère incertain de l'environnement. La coopération devrait être l'objet central de l'évaluation. Le management par objectifs est centré sur les enjeux quantifiables et financiers. Mais, en se centrant sur le mesurable, il néglige les aspects immatériels, qui sont pourtant au coeur de la performance. Il induit, ainsi, une démarche qui ne tient pas compte de la " non-proportionnalité des efforts et des effets ". Il méconnaît l'impact de la production sur l'évolution des ressources (santé, compétence, confiance...).

Christian du Tertre, vous appartenez à un courant très critique sur les entretiens d'évaluation. Pour vous, leur généralisation serait concomitante avec la montée des risques psychosociaux. A contrario, l'étude du CAS a plutôt tendance à montrer des effets positifs. Comment expliquez-vous cette contradiction ?

C. du T. : Le CAS présente son analyse comme " objective " parce qu'elle prend appui sur des mesures relevant d'une enquête d'opinion. Au-delà des limites méthodologiques bien connues des études quantitatives, les interventions en entreprise menées par nombre de chercheurs en sciences du travail indiquent combien il est difficile d'accéder directement à la représentation que se font les salariés de leur travail. Leur expression se heurte à des défenses collectives et individuelles qu'il s'agit de prendre en compte pour parvenir aux fondements de leur pensée. Après la réalisation d'entretiens, la plupart des spécialistes du travail prennent soin de confronter ce qu'ils en ont retenu à l'avis des salariés pris individuellement et collectivement. La méthodologie du sondage ne répond pas à ces exigences et n'est pas en capacité de rendre compte de manière objective du ressenti des salariés.

Par ailleurs, l'étude ne se préoccupe pas des conditions réelles de mise en oeuvre de l'évaluation individuelle. Or, dans de nombreux cas, les salariés et leurs managers développent des stratégies de détournement de cette méthode pour ne pas être mis en porte-à-faux dans leur relation de travail. De nouveau, le prescrit est confondu avec le réel, mais cette fois c'est l'étude elle-même qui opère cette confusion.

Enfin, il faut également noter que certains directeurs des ressources humaines qui ont mis en place des procédures d'évaluation individuelle deviennent de plus en plus critiques sur le management que cela sous-tend.

S. B. : Si l'entretien d'évaluation est autant plébiscité par les employeurs et les représentants du personnel, c'est parce qu'il permet aussi d'objectiver les rémunérations individuelles et de minimiser les risques d'iniquité. Pour distinguer ce qui relève du contexte organisationnel, de l'effet spécifique de l'entretien sur le bien-être et le stress, nous avons contrôlé un grand nombre de facteurs, y compris les caractéristiques des salariés : âge, expérience, nature du contrat, catégorie socioprofessionnelle, sexe... Le stress ne provient pas de l'entretien. C'est le contexte, en particulier les changements organisationnels auxquels font face les salariés évalués, qui en est la principale cause. Pour répondre à votre critique sur la méthode, monsieur du Tertre, je dirai que de plus en plus d'analyses quantitatives mesurent le ressenti des salariés, et ce, sur des échantillons très larges. Cela permet de contourner plusieurs biais, celui lié aux analyses sur des cas d'espèce ou sur des petits nombres d'entreprises, celui lié à la subjectivité des parties prenantes - DRH, représentants du personnel.

Par ailleurs, évitons de caricaturer le management par objectifs : les entreprises qui définissent leur travail sous forme d'objectifs adoptent des pratiques de rémunération combinant primes individuelles et collectives. Les déterminants de la performance tout comme le choix des pratiques de rémunération ne relèvent pas d'un simple calcul binaire.

Le CAS recommande de clarifier les procédures de consultation des institutions représentatives du personnel sur la mise en place d'entretiens d'évaluation, et notamment de ne pas rendre obligatoire le passage par le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT). Comment justifiez-vous cette position, qui va à l'encontre de la jurisprudence actuelle ?

S. B. : Notre proposition ne va pas à l'encontre de la jurisprudence ! Je vous cite le rapport annuel de la Cour de cassation à ce sujet : " Il convient cependant de ne pas conclure que tout projet d'évaluation du personnel doit en soi donner lieu à une consultation préalable du CHSCT. " En conséquence, c'est lorsque l'employeur décide de mettre en place un nouveau système d'évaluation dont les modalités sont de nature à avoir des répercussions sur les conditions de travail - comme le stipule l'arrêt du 28 novembre 2007 - que le CHSCT doit être saisi. Cependant, il est vrai que de récentes décisions juridictionnelles peuvent être interprétées comme une nouvelle obligation systématique de consultation du CHSCT. Mais il s'agissait de cas d'espèce non généralisables. Donc, l'étude n'ayant pas mis en évidence d'effet de l'entretien sur le stress, une consultation systématique du CHSCT ne nous semble pas nécessaire. En revanche, pour garantir un regard des représentants des salariés sur l'entretien d'évaluation, nous pensons que l'actuelle obligation de consultation du comité d'entreprise est justifiée, car les enjeux de l'entretien, en termes de rémunération, de mobilité professionnelle et de formation, rentrent dans le champ de ses compétences générales. Deux pistes de clarification dans les procédures de consultation sont proposées. Soit on précise qu'il n'y a pas d'obligation systématique de consultation du CHSCT par l'employeur et on fait confiance au comité d'entreprise pour juger si oui ou non le CHSCT doit être saisi, ce qui a l'avantage de leur donner plus d'autonomie. Soit on réserve l'obligation de consultation du CHSCT à des cas précis. Mais il serait difficile de spécifier tous les cas possibles. Il y aurait donc le risque d'ouvrir un nouveau champ d'incertitudes pour les employeurs.

C. du T. : La remise en cause des entretiens individuels d'évaluation est concomitante de la montée des risques psychosociaux dans le monde du travail. Dans ces conditions, il me semble essentiel que les CHSCT soient consultés sur les formes que peuvent prendre les dispositifs d'évaluation.

Que proposez-vous pour remplacer ou accompagner l'entretien individuel d'évaluation ?

C. du T. : Il apparaît nécessaire de remplacer les entretiens individuels d'évaluation par deux séries de démarches complémentaires. Elles permettraient de mettre la coopération au centre de la professionnalisation des personnes et des équipes.

La première consiste à centrer l'évaluation sur les retours d'expérience dans le cadre d'espaces de délibération entre pairs et au sein de la ligne hiérarchique. Il s'agit d'élaborer des éléments de compréhension des formes que prennent les coopérations horizontale, transverse (entre équipes et/ou avec les bénéficiaires) et verticale. Cela est d'autant plus stratégique que les mutations du travail et l'adoption de dispositifs de régulation sous domination financière ont détruit les espaces formels et informels d'échange et ont déstabilisé les règles de métier, les repères, issus de l'ère industrielle. Il ne s'agit pas de revenir en arrière, mais d'élaborer de nouveaux référents prenant appui sur l'expérience. Cela nécessite du temps et des efforts d'animation. Ces espaces devront être animés par des tiers, c'est-à-dire des personnes extérieures au collectif de travail, permettant de garantir la distance nécessaire et d'apporter des connaissances relevant de l'état de l'art.

La seconde consiste à transformer l'entretien individuel d'évaluation en entretien professionnel portant sur l'identification des difficultés rencontrées comme des ressources mobilisées, ainsi que sur les perspectives de progression professionnelle de chacun. Ces entretiens doivent permettre au cadre de proximité d'avoir une vue plus précise des attentes des uns et des autres et d'en tenir compte dans le projet collectif de l'équipe.

S. B. : Pour mieux accompagner les évaluations, il faudrait améliorer la formation des managers sur la pratique des entretiens et sur la conduite du changement organisationnel. Si l'accompagnement des salariés au changement est mal conduit, l'entretien ne portera pas ses fruits, car l'atteinte des objectifs mais aussi le stress dépendent en grande partie du contexte organisationnel. Il faut apporter plus de garanties aux salariés ; la mise en place de procédures d'appel à l'issue de l'entretien constitue une proposition majeure. Concernant l'entretien professionnel, il existe déjà et est obligatoire tous les deux ans pour permettre d'accompagner le salarié dans son parcours. Il est important que ce qui relève des rémunérations soit déconnecté de l'évaluation d'objectifs et d'un projet professionnel. A chaque enjeu, sa temporalité.

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    " Pratiques de gestion des ressources humaines et bien-être au travail : le cas des entretiens individuels d'évaluation en France ", par Salima Benhamou et Marc-Arthur Diaye, La note d'analyse Travail-emploi n° 239, septembre 2011. Téléchargeable sur www.strategie.gouv.fr/system/files/na-travail-239_0.pdf