Erreurs de Jugement

par François Desriaux rédacteur en chef / avril 2012

Dix ans après les fameux arrêts " amiante " qui ont révolutionné la faute inexcusable de l'employeur (FIE), la cour d'appel d'Orléans a rendu une bien curieuse décision. Il s'agit d'une affaire de suicide d'un salarié reconnu en maladie professionnelle, et dont les ayants droit ont engagé une procédure en FIE. Déboutés par le tribunal des affaires de Sécurité sociale, ils ont fait appel du jugement. Les magistrats du Loiret ont confirmé la décision de première instance, s'appuyant notamment pour cela sur un argument peu banal : le médecin du travail qui surveillait la victime lui avait toujours " délivré des avis d'aptitude ne faisant état d'aucune réserve ". Pourtant, avant le drame, le médecin du travail avait alerté à trois reprises l'employeur d'un risque psychosocial dans l'unité où travaillait la victime, constatant que " 50 % des agents du service présentaient un état de souffrance professionnelle, en rapport avec une surcharge de travail, un déficit de moyens [...], le risque étant alors important de décompensation dépressive, voire de violence contre soi-même ", comme l'ont relevé les juges. Difficile, dans ces conditions, de suivre ces derniers sur le fait que l'employeur ne pouvait avoir conscience du danger, au sens où l'entendent désormais les magistrats de la Cour de cassation.

Leur appréciation semble procéder d'une double erreur de jugement quant à la nature des risques psychosociaux et quant au rôle et aux moyens du médecin du travail. Ce qui ressort des motivations de l'arrêt, c'est en effet une perception très individualiste de la souffrance psychique : il y aurait un cadre de travail, une organisation, intouchables, avec des salariés qui les supporteraient et d'autres, plus fragiles, qu'il conviendrait de repérer afin de faire porter sur eux toutes les attentions. Une telle conception de la prévention ne correspond pas à la philosophie de la réglementation, ni d'ailleurs aux connaissances scientifiques. Le législateur, en conformité avec les directives européennes, a toujours privilégié l'adaptation du travail à l'homme, et non l'adaptation de l'homme au travail. Cette conception ne correspond pas non plus à la mission du médecin du travail, sauf à considérer que ce dernier doit d'abord protéger l'entreprise sur un plan juridique. Et donc distribuer des restrictions d'aptitude ou des inaptitudes à tout-va dès qu'il détecte un problème collectif de risque psychosocial dans une unité de travail. Car, comme il n'est pas possible de repérer les salariés psychologiquement fragiles risquant de passer à l'acte, il devrait écarter tout le monde, par précaution... Une pratique d'autant plus absurde qu'elle ne serait pas exempte de risques, puisque, dans certains cas, l'éviction du travail est un traumatisme psychique supplémentaire pour le salarié. Le remède serait pire que le mal.

L'affaire est maintenant devant la Cour de cassation. La décision que rendront les juges suprêmes risque d'être lourde de conséquences pour la réparation, mais surtout pour la prévention des risques psychosociaux. Face au développement de modes d'organisation du travail qui malmènent les salariés, face à un travail appauvri à force d'être rationalisé, on mesure bien la difficulté des acteurs sociaux et des préventeurs à agir sur les causes profondes de la souffrance au travail. Il serait regrettable que la justice ajoute des obstacles.