Exposition aux produits toxiques : faire reconnaître le préjudice d'anxiété

par Jean-Paul Teissonnière / octobre 2010

Avoir été exposé à un cancérogène sur son lieu de travail, c'est souvent vivre dans la crainte de tomber malade. Les juges prud'homaux sont désormais compétents pour indemniser ce préjudice d'anxiété. Conseils aux CHSCT pour faciliter la procédure.

Au beau milieu de l'agitation relative à la réforme des retraites, la décision rendue le 11 mai dernier par la Cour de cassation, qui reconnaît un préjudice d'anxiété pour des salariés ayant été exposés à l'amiante, est passée relativement inaperçue. Elle ouvre pourtant des perspectives intéressantes pour l'indemnisation des risques professionnels - et par ricochet pour leur prévention -, bien au-delà de la seule exposition à l'amiante. Face à l'enchevêtrement des procédures et au maquis de la réparation, il est utile de revenir sur cet arrêt, d'en expliquer les motivations et l'originalité et de voir en quoi les élus des comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) peuvent " préparer le terrain " pour aider les salariés dans une démarche d'indemnisation.

La reconnaissance d'un préjudice d'anxiété n'est pas à proprement parler une nouveauté. Ce préjudice a déjà été accordé à l'occasion de procé­dures pénales impliquant, là aussi, des victimes de l'amiante. Ces dernières ont exploré à plusieurs reprises la voie de l'article 223-1 du Code pénal, qui prévoit la répression de la mise en danger d'autrui. A l'occasion de ces procédures, sur le plan des intérêts civils, la Cour de cassation a permis l'émergence progressive d'une nouvelle forme de préjudice, correspondant à l'exposition au risque : le préjudice d'anxiété. Celui-ci ne concerne pas des salariés malades, mais bien des salariés " simplement " exposés à une intoxication, une contamination ou une irradiation, qui, sans attendre l'apparition de la pathologie des années après, demandent réparation de devoir vivre avec cette épée de Damoclès au-dessus de leur tête. Dans ces affaires, les demandeurs ont perçu une indemnisation de leur préjudice d'anxiété comprise entre 10 000 et 12 000 euros.

Un contentieux atypique

L'originalité de l'arrêt du 11 mai dernier réside dans la reconnaissance, par la Cour de cassation, de la compétence du conseil de prud'hommes pour indemniser le préjudice d'anxiété. C'est en effet devant cette juridiction, à Bergerac (Dordogne), qu'un groupe d'anciens salariés d'une entreprise inscrite sur la liste des établissements ouvrant droit à l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante a engagé une procédure visant à faire reconnaître ce préjudice.

Le conseil de prud'hommes de Bergerac, la cour d'appel de Bordeaux et la Cour de cassation ont donc successivement consacré l'émergence de ce contentieux atypique. Il ne s'agit pas, en effet, du contentieux opposant le salarié à l'employeur et à la caisse primaire d'assurance maladie devant le tribunal des affaires de Sécurité sociale, à l'occasion d'une demande de reconnaissance d'un accident du travail, d'une maladie professionnelle ou encore d'une faute inexcusable de l'employeur, ni du contentieux traditionnel devant le conseil de prud'hommes. Ce dernier porte généralement sur la rupture du contrat de travail ou les questions de salaire et d'accessoires de salaire. Là, nous avons affaire à un contentieux portant sur l'exécution du contrat de travail, et plus exactement sur les conditions de travail, comme le permet l'article L. 1411-1 du Code du travail, qui fait du contrat de travail le coeur de la compétence prud'homale.

La voie est désormais ouverte, devant les conseils de prud'hommes, à l'examen attentif des conditions de travail de tous les salariés exposés aux produits toxiques, et plus particulièrement aux cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR).

Apporter la preuve de l'exposition

Il restera, pour les demandeurs, la délicate question de la preuve de l'exposition. Dans l'affaire de Bergerac, la chambre sociale de la Cour de cassation a réglé cette difficulté pour les nombreux cas de contamination à l'amiante. Elle a retenu que valait preuve de l'exposition le fait d'avoir travaillé dans un établissement " mentionné à l'article 41 de la loi de 1998 et figurant sur une liste établie par arrêté ministériel ". Rappelons ici que cet article 41 permet de bénéficier de l'allocation de cessation anticipée d'activité des travailleurs de l'amiante. La Cour a également considéré que l'anxiété était caractérisée par le suivi médical postprofessionnel auquel sont invités les salariés ayant été exposés à l'amiante. Il est en effet légitime d'imaginer que la recherche régulière de pathologies souvent graves génère une angoisse chez le salarié.

Evidemment, le préjudice d'anxiété devrait aussi concerner les salariés exposés à d'autres substances cancérogènes que l'amiante. Moyennant quelques difficultés à surmonter.

S'agissant des preuves d'exposition, les demandeurs devraient pouvoir s'appuyer sur plusieurs obligations réglementaires incombant à l'employeur (voir encadré). Par exemple, l'attestation d'exposition à des produits CMR, qui permet au salarié de bénéficier d'un suivi médical postprofessionnel, est, devant un tribunal, un document très utile à la démonstration de l'exposition, comme à la caractérisation de l'anxiété. Mais ces textes ne sont qu'exceptionnellement respectés. Il revient donc aux représentants du personnel siégeant dans les CHSCT, ou aux délégués du personnel dans les petites entreprises, de veiller à leur bonne application.

Quelques textes réglementaires à faire appliquer
François Desriaux

Veiller à la traçabilité des expositions, individuelles et collectives, fait partie des missions essentielles des représentants du personnel au CHSCT. Une mission autant utile à la prévention des risques qu'à leur réparation.

Pour cela, et s'agissant des produits cancérogènes, mutagènes et reprotoxiques (CMR), les élus des CHSCT peuvent s'appuyer sur plusieurs textes réglementaires dont il conviendrait de veiller à la bonne application.

  • Les articles L. 461-4, R. 461-4 et R. 471-5 du Code de la Sécurité sociale prévoient la déclaration, auprès de la caisse primaire d'assurance maladie et de l'Inspection du travail, des procédés de travail susceptibles d'occasionner des maladies professionnelles.
  • Les articles R. 4412-38 à 41 du Code du travail concernent les " agents chimiques dangereux ". Ils prévoient que l'employeur informe et forme les travailleurs et le CHSCT sur les substances utilisées, les risques qu'elles présentent et les moyens mis en oeuvre pour les prévenir. Les salariés et leurs représentants doivent avoir accès aux fiches de données de sécurité du fournisseur. L'employeur doit aussi établir une fiche individuelle d'exposition pour chaque travailleur et tenir une liste actualisée des travailleurs exposés.
  • L'article R. 4624-19 du Code du travail concerne la surveillance médicale renforcée dont doivent bénéficier les salariés exposés à des produits CMR.
  • L'arrêté du 28 février 1995, pris en application de l'article D. 461-25 du Code de la Sécurité sociale, prévoit la remise au salarié d'une attestation d'exposition signée par le médecin du travail et par l'employeur. Ce document, qui comporte plusieurs informations caractérisant l'exposition (à recueillir par le médecin du travail), permet au salarié de bénéficier d'un suivi médical postprofessionnel.

Cela nécessite qu'ils utilisent au mieux leurs prérogatives. Ainsi, lorsqu'ils constatent que ces obligations ne sont pas remplies, ils peuvent demander à l'employeur, par courrier, de s'exécuter, l'exiger en réunion officielle, avec mention au procès-verbal, voire mener eux-mêmes une enquête visant à recenser les salariés concernés par les produits CMR présents dans l'entreprise, ou encore avoir recours à un expert agréé.

Les élus des CHSCT doivent également veiller à ce que le document unique d'évaluation des risques (art. L. 4121-1 à 3 et R. 4121-1 et 2 du Code du travail) recense bien le risque cancérogène et soit mis à jour régulièrement, de même que les fiches individuelles d'exposition.