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Expositions psychosociales : un effet plutôt à court terme

par Stéphanie Boini Michel Grzebyk, épidémiologistes à l'INRS / juillet 2019

Basée sur les données de l'enquête Santé et itinéraire professionnel, une étude épidémiologique de l'INRS suggère notamment que les troubles de santé mentale liés à des facteurs psychosociaux pourraient être moins fréquents dès lors que cesse l'exposition.

Jusqu'à présent, les conséquences des facteurs psychosociaux, en termes de dépression et d'anxiété, ont principalement été évaluées au moyen de deux modèles distincts. Selon le premier, celui de Karasek, une forte exigence psychologique associée à une faible autonomie entraîne des effets délétères pour la santé ; selon le second, celui de Siegrist, de tels effets se retrouvent dans des situations marquées par un déséquilibre entre les efforts fournis dans le travail et le niveau de reconnaissance attendu. Si, en cas d'exposition à des facteurs psychosociaux, le risque d'épisode dépressif majeur (EDM) est désormais bien établi par la littérature scientifique1 , le risque de troubles anxieux généralisés (TAG) l'est en revanche beaucoup moins. En outre, en 2011, la typologie des facteurs psychosociaux en six familles proposée par un collège multidisciplinaire d'experts internationaux, réuni sous la présidence du sociologue Michel Gollac, a mis en évidence la nécessité de considérer d'autres paramètres dans la caractérisation de l'environnement psychosocial2 . Parmi ceux-ci figurent la violence au travail, les conflits éthiques, la demande émotionnelle, la justice au travail, le déséquilibre travail-famille et l'insécurité de l'emploi.

Quelles relations "dose-effet" ?

De nouvelles études apparaissent dès lors indispensables afin d'approfondir la compréhension, d'une part, des effets respectifs des différents facteurs psychosociaux, d'autre part, des relations "dose-effet" entre l'exposition à ces facteurs et la survenue d'EDM/TAG. Elles permettraient de révéler l'existence d'interactions entre certains facteurs concernant leurs effets sur la santé mentale et d'identifier les plus nocifs. D'autres questions ont aussi émergé dans la littérature, concernant la chronologie et la réversibilité des effets : ceux-ci se produisent-ils au moment de l'exposition ou après un certain délai ? Les troubles de santé mentale surviennent-ils même lorsque l'exposition est diminuée ou disparaît ? Le risque d'altération de la santé mentale augmente-t-il dans le cas d'une exposition prolongée ?

Pour répondre à ce besoin de connaissances, une étude a récemment été réalisée par le département épidémiologie en entreprise de l'Institut national de recherche et de sécurité (voir "A lire"). Basée sur les données de Santé et itinéraire professionnel (SIP), enquête nationale menée en 2006 et en 2010 sous l'égide des ministères de la Santé et du Travail, elle a pris en compte les six familles de facteurs psychosociaux évoquées plus haut (voir tableau page 44). Elle visait à explorer les effets de l'exposition psychosociale, mesurée lors de chacune des deux "vagues" de l'enquête SIP, sur la survenue d'EDM/TAG en 2010. Il s'agissait également de rechercher si ces effets étaient à court terme, décalés et/ou liés au cumul de l'exposition dans le temps, et d'examiner l'éventualité d'un plus grand risque en cas d'exposition répétée par rapport à une exposition à court terme. En complément, l'étude s'est intéressée aux effets de l'exposition à ces mêmes facteurs psychosociaux sur l'état de santé général perçu.

Cette recherche a porté sur une population de près 5 700 travailleurs, issus de différents secteurs d'activité. Parmi les personnes n'ayant pas d'EDM/TAG en 2006, 112 hommes (4 %) et 243 femmes (9 %) ont été diagnostiqués avec un trouble psychique de ce type en 2010. Par ailleurs, en 2010, 319 hommes (14 %) et 368 femmes (15 %) ont déclaré un mauvais état de santé général, alors que ce n'était pas le cas en 2006.

Fréquence des expositions en légère hausse

Une légère augmentation de fréquence de l'exposition aux facteurs psychosociaux est observée entre 2006 et 2010, en particulier pour ce qui est de la pression au travail et du manque de reconnaissance. Globalement, lors des deux temps de mesure, plus de la moitié des participants se disent concernés par ces deux facteurs. De plus, environ 60 % des travailleurs indiquent devoir faire face à une forte complexité du travail, la moitié d'entre eux cumulant cette exposition en 2006 et 2010. Enfin, l'exposition la plus souvent rapportée par les femmes (67 %) est la dissonance émotionnelle, c'est-à-dire l'obligation de cacher ses émotions.

Quatre profils d'expositions psychosociales ont été définis afin de caractériser leurs effets : non exposé, exposé en 2006 uniquement, exposé en 2010 uniquement, exposé en 2006 et 2010 (voir encadré page 45). Les résultats obtenus suggèrent que les expositions ont des effets délétères à court terme ou liés au cumul d'exposition plutôt que décalés, à la fois sur l'incidence de la dépression et des troubles anxieux et sur l'état de santé général perçu. Ainsi, les hommes exposés à une forte complexité du travail ou à une dissonance émotionnelle en 2010 uniquement ou en 2006 et en 2010 déclarent davantage d'EDM/TAG que les hommes non exposés. De façon analogue, ceux qui ont été, à ces mêmes dates, confrontés à un manque de reconnaissance ou à une difficile conciliation entre travail et hors travail signalent un mauvais état de santé général plus souvent que ceux qui ne l'ont pas été. Chez les femmes, l'exposition au manque de reconnaissance et à la dissonance émotionnelle a un effet à court terme et lié au cumul d'exposition sur la survenue d'EDM/TAG, alors que le manque de moyens pour faire un travail de qualité en 2006 et en 2010 est associé à un mauvais état de santé général perçu en 2010. Les expositions à la peur au travail, à une forte pression et à des difficultés pour concilier travail et hors travail en 2010 uniquement ou en 2006 et 2010 sont associées à la survenue d'EDM/TAG, mais aussi à un mauvais état de santé général perçu en 2010.

Horaires excessifs : un effet décalé

Quelques effets décalés des expositions psychosociales sont observés, principalement chez les hommes. Par exemple, ceux qui, en 2006 uniquement, ont été exposés à des horaires excessifs déclarent davantage d'EDM/TAG en 2010 que ceux qui ne l'ont pas été, avec un odds ratio (OR) - mesure de l'association entre un événement de santé et un facteur d'exposition (voir "Repère") - s'élevant à 2,67. De même, être exposé à de mauvaises relations avec les collègues en 2006 est associé à un mauvais état de santé global perçu en 2010 (OR = 1,96). La moindre mise en évidence d'effets décalés s'explique peut-être par des phénomènes de sélection. En effet, les personnes qui subissent des expositions négatives au travail pourraient avoir tendance à se soustraire de leur environnement professionnel et à trouver un nouvel emploi. Dans l'échantillon étudié, le nombre de changements d'emploi est effectivement un peu plus important chez les personnes exposées uniquement en 2006 que chez celles des autres groupes.

Néanmoins, certains facteurs psychosociaux sont associés à la survenue d'EDM/TAG ou d'un mauvais état de santé global en 2010, quel que soit le profil d'exposition, suggérant des effets décalés, à court terme et liés au cumul d'exposition. En particulier, travailler avec la peur de perdre son emploi est corrélé, chez les hommes comme chez les femmes, à la survenue de dépression/anxiété et à la dégradation de l'état de santé général perçu. De fait, pour ce facteur, en comparaison au groupe des travailleurs non exposés, les trois autres profils d'expositions sont fortement associés au diagnostic d'EDM/TAG chez les hommes, évoquant un effet décalé (OR = 2,37), à court terme (OR = 4,81) ou lié au cumul d'exposition (OR = 6,20). Chez les femmes, un effet décalé (OR = 1,98) ou à court terme (OR = 2,27) est constaté. Quant aux effets sur l'état de santé général perçu, ils sont à court terme chez les femmes et les hommes, mais aussi liés au cumul d'exposition chez ces derniers.

 

Etre exposé à une quantité excessive de travail est mis en corrélation avec la survenue de dépression/anxiété chez les hommes. Les effets sont avant tout à court terme (OR = 3,42) et liés au cumul d'exposition (OR = 2,37), mais ils sont également décalés (OR = 1,96). Concernant l'exposition à une faible utilisation des compétences, les effets sur la dégradation de l'état de santé général perçu sont là encore cumulatifs (OR = 3,20), à court terme (OR = 1,75) ou décalés (OR = 1,76).

Aucun surrisque de survenue d'EDM/TAG en cas d'exposition répétée aux facteurs psychosociaux par rapport à une exposition à court terme n'est démontré. Toutefois, un risque accru de mauvais état de santé perçu est mis en évidence en cas d'exposition répétée à la faible utilisation des compétences chez les hommes et à des horaires excessifs chez les femmes, en comparaison à une exposition en 2010 uniquement. Par ailleurs, sans que cela soit statistiquement significatif, les travailleurs exposés à la fois en 2006 et en 2010 à certains facteurs psychosociaux - grande complexité du travail, horaires atypiques, manque d'autonomie chez les hommes, conflit éthique chez les femmes - ont environ deux fois plus d'EDM/TAG que ceux exposés en 2010 seulement.

 

Quatre profils d'expositions psychosociales pour caractériser leurs effets

L'exposition aux facteurs psychosociaux a été mesurée par les scores de fréquence (de "jamais" à "toujours") obtenus pour 17 d'entre eux en 2006 et en 2010 (voir tableau page 44). Ces scores ont été répartis selon quatre groupes exclusifs d'exposition : non exposé, exposé en 2006 uniquement, exposé en 2010 uniquement, exposé en 2006 et 2010.

Cette catégorisation présume, pour chaque facteur psychosocial, de trois types d'effets différents sur la survenue d'EDM/TAG ou d'un mauvais état de santé perçu, le groupe non exposé servant de référence : effets à court terme pour les sujets exposés en 2010, effets décalés pour ceux exposés en 2006, effets du cumul d'exposition pour ceux exposés en 2006 et 2010. Les deux premiers types sont censés refléter des situations difficiles mais ponctuelles, tandis que le dernier représente des situations dégradées récurrentes (aucune information sur les niveaux d'exposition au cours de la période 2006-2010 n'étant toutefois disponible). Le risque accru d'EDM/TAG ou de mauvais état de santé perçu en cas d'exposition répétée aux facteurs psychosociaux par rapport à une exposition à court terme a été testé en comparant les sujets exposés en 2006 et 2010 aux sujets exposés en 2010 uniquement.

Les modèles statistiques ont été réalisés séparément chez les hommes et chez les femmes en tenant compte des facteurs professionnels et individuels pouvant influencer la relation étudiée.

 

Un intervalle trop important

La possibilité que les analyses statistiques ne soient pas en mesure d'identifier les effets délétères d'une exposition répétée ne peut être exclue. Et ce, en raison du faible nombre de sujets exposés à la fois en 2006 et en 2010. Une autre cause peut être l'intervalle de temps entre les deux mesures. Cette durée de quatre ans est discutable pour les facteurs psychosociaux, dont les effets sur la santé mentale semblent advenir à court terme. L'analyse a examiné quatre profils d'exposition, selon que l'exposition était rapportée ou non en 2006 et 2010, sans hypothèse concernant le niveau d'exposition entre ces deux années. En d'autres termes, en cas d'exposition aux deux temps, aucune information entre les deux mesures n'était connue. L'exposition a donc pu être permanente (stable) ou récurrente (répétitive). Ainsi, des délais plus courts pourraient être plus appropriés.

 

Repère

L'odds ratio (OR) est utilisé pour mesurer la force de l'association entre un événement de santé et un facteur d'exposition. En comparaison à des sujets non exposés au facteur étudié, ce dernier est considéré comme facteur de risque de survenue de l'événement de santé lorsque l'OR est supérieur à 1. A contrario, un OR inférieur à 1 signifie qu'il est un facteur protecteur. L'association est d'autant plus forte que la valeur de l'OR est élevée, sous réserve que celle-ci soit statistiquement différente de 1.

En conclusion, il apparaît que d'autres études sont nécessaires, en particulier pour étudier les effets de l'exposition répétée et ceux de la diminution de l'exposition aux facteurs psychosociaux, avec une méthodologie développée spécifiquement pour répondre à ces questions. Tel est l'une des conditions pour que des mesures de prévention adaptées puissent être envisagées.

  • 1

    Ce risque est, selon le modèle utilisé, entre 1,2 et 4,6 plus élevé qu'en cas de non-exposition.

  • 2

    Voir Mesurer les facteurs psychosociaux de risque au travail pour les maîtriser, par Michel Gollac et Marceline Bodier, rapport du collège d'expertise sur le suivi des risques psychosociaux au travail, 2011.

En savoir plus
  • "Caractérisation des effets des expositions aux facteurs psychosociaux sur la santé mentale et l'état de santé général perçu. Analyses à partir de l'enquête Santé et itinéraire professionnel", par Stéphanie Boini, Michel Grzebyk, Martin Kolopp et Guy Hédelin, Références en santé au travail n° 157, mars 2019.