Fausse route

par François Desriaux rédacteur en chef / avril 2013

"Peut-on encore sauver les conditions de travail ?" En choisissant ce thème pour ses 5es Rencontres, le 10 avril, Santé & Travail a souhaité attirer l'attention des acteurs politiques, sociaux et gouvernementaux sur l'urgence et la gravité de la situation.

Avec la crise, les conditions de travail risquent de se dégrader encore davantage. Au risque de générer un immense gâchis, aussi bien pour la santé et l'employabilité des salariés que pour l'efficacité du travail, sa qualité et la compétitivité des entreprises. On en parle trop peu, mais la France est assez mal placée sur l'échiquier européen de la santé au travail. L'enquête de la Fondation européenne pour l'amélioration des conditions de vie et de travail montre que, pour de nombreux critères, notre pays arrive plutôt en queue de peloton. Sur la pénibilité et le maintien dans l'emploi des salariés vieillissants, l'enquête européenne Share révèle également que la France fait plutôt moins bien que les pays d'Europe du Nord.

Ces statistiques sont inquiétantes, car elles reflètent le prix à payer d'un record français, celui de l'un des meilleurs taux de productivité horaire du monde. A vouloir faire reposer l'amélioration de notre compétitivité sur l'abaissement du coût du travail et la flexibilité, n'allons-nous pas dans le mur de l'insoutenabilité du travail pour une partie croissante de la population active ? Notre enquête sur les accords compétitivité-emploi renforce cette inquiétude : le bilan en termes d'emplois sauvés et de pérennisation de l'activité est mitigé ; celui sur les conditions de travail et la santé des salariés est plutôt mauvais. Plusieurs spécialistes de la santé au travail, dont François Daniellou, estiment que cette stratégie fait fausse route. Dans la mesure où il sera toujours possible de trouver moins cher ailleurs, mieux vaudrait parier sur une amélioration des organisations du travail, plus efficaces et moins usantes pour les travailleurs, plutôt que sur une baisse des coûts du travail. Les entreprises ont davantage de marges de manoeuvre sur le premier point que sur le second. On éviterait ainsi les gaspillages dus à la mauvaise qualité des produits ou services, en même temps que les coûts "sanitaires" et humains liés aux troubles musculo-squelettiques et risques psychosociaux.

Un tel changement requiert au moins trois conditions. En premier lieu, les entreprises doivent accepter de perdre un peu de leur pouvoir. D'une part, en facilitant le droit d'expression des salariés, sans le contrôle de la hiérarchie. D'autre part, en remettant les cadres de proximité au service du travail, enjeu pointé par le dossier de ce numéro. Ensuite, les confédérations syndicales ont, elles aussi, un pas à franchir : développer l'action militante de terrain sur la qualité du travail et l'écoute des salariés sur ce thème. La CFDT et la CGT ont tour à tour initié des chantiers intéressants dans ce domaine. Il faudrait passer à la "phase industrielle". Enfin, l'Etat devrait jouer son rôle d'incitateur, en aidant les entreprises qui accepteraient de jouer ce jeu.