© Shutterstock

Les fausses promesses de la méthode Toyota

par François Desriaux / avril 2012

Censé réconcilier l'amélioration des conditions de travail et l'augmentation de la productivité, en promouvant la participation des salariés, le lean est partout, dans l'industrie, mais aussi dans les services. Même les fonctions publiques s'y convertissent.

Adieu Taylor et Ford, vive le toyotisme, dont le lean est la théorisation ! Ce n'est pas juste un modèle de rationalisation, c'est presque une religion.

Sauf que, à l'usage, le lean ne tient pas ses promesses. Les salariés déchantent quand, au terme d'une concertation tronquée, ils souffrent dans leurs articulations du renforcement de l'intensification du travail et, dans leur tête, de devoir contenir leur expérience et leurs aspirations.

Ces travers ne sont pas le fruit de pratiques déviantes. Non, le lean est fondé sur un modèle erroné du fonctionnement de l'homme au travail, qui neutralise sa capacité d'initiative, sa créativité, son pouvoir d'agir. Autant de ressources sans lesquelles on ne peut produire de la qualité. Autant de sujets d'un débat que les représentants du personnel peuvent initier avec les salariés, pour prendre au mot les promesses du lean

Les fausses promesses de la méthode Toyota : les points à retenir

avril 2012

Un modèle de l'efficacité productive

  • Théorisation des méthodes développées par Toyota au Japon, le lean est un modèle d'organisation de la production reposant sur deux concepts : le juste-à-temps et l'autonomation. Avec un objectif : la meilleure qualité dans les meilleurs délais.
  • Le juste-à-temps revient à produire ce qui est nécessaire quand c'est nécessaire, en évitant tout gaspillage de temps, de moyens et de ressources. Cela passe notamment par une réduction des stocks, des déplacements et des " temps morts " jugés improductifs, et par l'adaptation du nombre d'opérateurs et de tâches à réaliser à la quantité de production demandée comme au délai à respecter.
  • L'autonomation combine la participation des salariés à l'amélioration continue des processus productifs, par le biais de chantiers collectifs, et le perfectionnement des outils et machines afin d'éviter les défauts de fabrication.
  • Plusieurs outils d'organisation clés en main viennent étayer la démarche. Celle-ci n'est censée fonctionner que si tous ses principes sont observés. Le lean fait ainsi appel à une discipline collective et requiert un engagement permanent des salariés comme du management. En retour, il prétend améliorer les conditions de travail des salariés, en prenant davantage en compte les difficultés qu'ils rencontrent sur leurs postes de travail.

Une démarche participative biaisée

  • Concernant l'écoute des salariés, la prise en compte de leurs difficultés et leur participation à l'élaboration d'un travail de qualité, le lean ne tient pas ses promesses.
  • Tout d'abord, parce qu'il repose sur une vision réductrice du travail humain, où les salariés ne font qu'exécuter les procédures et tâches qui leur sont prescrites. Dès lors, seuls ces standards peuvent être discutés. C'est oublier que l'activité de travail consiste justement à gérer ce que l'organisation du travail n'a pas anticipé, à développer dans l'instant d'autres standards. Ce travail réel ne peut être mis en discussion, car il transgresse les règles imposées par le lean. Les salariés gèrent donc les aléas sans le dire, en prenant sur leurs ressources individuelles. Le lean restreint également leurs marges de manoeuvre pour y faire face, en supprimant les temps morts, avec un risque d'atteintes physiques à la clé.
  • La qualité du travail défendue par le lean, à savoir le meilleur produit au meilleur coût, ne répond pas aux multiples critères développés par les salariés, qui y intègrent le respect du client, le souci de l'environnement... Le cadre contraint de discussion prescrit par le lean ne permet pas d'en débattre. A défaut de pouvoir peser sur l'évolution du travail, les salariés la subissent, psychiquement.

Un bilan contesté sur les conditions de travail

  • L'amélioration des conditions de travail dont le lean prétend être porteur, par rapport notamment au taylorisme, tient plus du credo que de la réalité. Une étude menée à partir de données européennes montre que, comparativement aux salariés soumis à des organisations tayloriennes, les salariés travaillant en lean sont davantage exposés au risque toxique, à certaines pénibilités physiques comme le port de charges lourdes, à des durées de travail longues et au travail le week-end. Du côté de l'intensification du travail, des cadences élevées ou du manque de temps pour réaliser les tâches, le lean ne se distingue pas vraiment du taylorisme
  • Sur le terrain, experts CHSCT, ergonomes et syndicalistes constatent pour leur part une faible prise en compte des questions de santé au travail, une rationalisation du temps de travail et des tâches qui n'a rien à envier au taylorisme et un accroissement des troubles musculo-squelettiques ou psychosociaux. Au Japon, dans les usines Toyota, des salariés meurent d'épuisement cardiaque ou se suicident du fait du " surtravail ".
  • Ce bilan fait l'objet d'une véritable controverse entre directions et syndicats, mais aussi entre syndicats et entre ergonomes, certains voulant croire aux promesses du lean

Que faire pour limiter les dégâts du lean ?

  • La capacité d'attraction du lean et de ses promesses, tant auprès des directions que des salariés, rend plus difficile sa remise en question. Les représentants du personnel ne peuvent donc s'en tenir à une simple dénonciation.
  • La question du contenu du travail et de ses finalités doit être discutée, dans des espaces différents de ceux proposés par le lean et déconnectés de ses impératifs productifs, afin que les salariés puissent élaborer et défendre collectivement leur propre vision de l'activité sur la base de leur expérience. Cela permettra de rééquilibrer le débat sur le travail et ses évolutions souhaitables entre les opérateurs et le management
  • Il est aussi nécessaire que le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) puisse jouer son rôle et exercer son droit d'expertise sur la mise en place d'organisations en lean, pour mettre en débat leurs effets potentiels sur la santé des salariés.
  • Il serait également souhaitable que les acteurs de la prévention, médecins du travail ou ergonomes, soient correctement informés des projets lean et associés en amont de leur mise en oeuvre, afin d'éviter une dégradation des conditions de travail.
  • A Toyota, au Japon, la mobilisation conjointe de syndicalistes, de médecins et d'avocats extérieurs à l'entreprise a permis d'obtenir l'indemnisation des victimes du surtravail.