Patricia Schillinger (à g.) et Nicole Bonnefoy (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française
Patricia Schillinger (à g.) et Nicole Bonnefoy (à dr.) - © Nathanaël Mergui/Mutualité française

Faut-il un fonds d'indemnisation des victimes de pesticides ?

par François Desriaux / juillet 2018

Nicole Bonnefoy, sénatrice PS de Charente, auteure d'une proposition de loi créant un fonds d'indemnisation des victimes de pesticides, croise le fer avec Patricia Schillinger, sa collègue LREM du Haut-Rhin, qui considère que ce n'est pas la réponse adaptée.

Nicole Bonnefoy, vous avez déposé une proposition de loi en faveur de la création d'un fonds d'indemnisation des victimes de pesticides. Une proposition sur laquelle, Patricia Schillinger, vous et les sénateurs En marche vous êtes abstenus. Quelles sont les raisons qui ont motivé vos positions respectives ?

Nicole Bonnefoy : En 2012, j'ai été rapporteure d'une mission d'information sénatoriale portant sur les pesticides et leurs conséquences sur la santé humaine. Après sept mois de travail, une centaine d'heures d'auditions, plusieurs déplacements, j'ai rendu mon rapport faisant état de la situation et proposant une centaine de recommandations. Ce rapport a été discuté et voté à l'unanimité au Sénat. Il faisait plusieurs constats, dont celui d'une sous-évaluation des risques pour la santé liés aux pesticides. Après 2012, j'ai continué à travailler sur ces sujets qui font de plus en plus écho dans la société. En lien avec Paul François et son association Phyto-Victimes, nous avons rédigé une proposition de loi qui vise à faciliter, pour les victimes des produits phytosanitaires, le parcours de reconnaissance et la réparation intégrale du préjudice subi. C'est cette loi qui a été votée par le Sénat le 1er février dernier.

Patricia Schillinger : Cela fait des années que les effets sur la santé de l'exposition aux pesticides suscitent de fortes et légitimes inquiétudes dans l'opinion. Les travaux de Nicole Bonnefoy ont permis de formuler des recommandations pour renforcer la sécurité de l'utilisation de ces produits et les connaissances sur leurs effets. J'ai moi-même travaillé sur le sujet, notamment à travers la mission d'information sur les perturbateurs endocriniens que j'ai conduite en 2017 avec l'ancien sénateur Alain Vasselle. Avec le groupe La République en marche, nous pensons qu'il faut aller plus loin dans l'identification des produits dangereux et dans la reconnaissance par le droit commun de leurs effets sur la santé. A ce stade, il faut privilégier l'amélioration du système de reconnaissance et d'indemnisation déjà existant. Ainsi, il conviendrait d'allonger la liste des pathologies inscrites aux tableaux de maladies professionnelles, ou encore fusionner les régimes accidents du travail-maladies professionnelles des salariés et des exploitants agricoles. Enfin, étendre ce dispositif à la fonction publique serait une bonne chose, mais il faut surtout améliorer le recours aux procédures existantes.

C'est pourquoi notre groupe s'est abstenu, tout en s'associant à la volonté de l'auteure de la proposition de loi de rechercher plus de rapidité dans la procédure et plus de générosité dans l'indemnisation. Ce débat est nécessaire, il se poursuivra et devra déboucher sur des avancées plus larges.

La ministre de la Santé, Agnès Buzyn, a estimé qu'on ne disposait pas des connaissances scientifiques suffisantes pour créer un tel fonds. Qu'en pensez-vous ?

P. S. : Il y a un consensus scientifique autour des effets sur la santé des produits phytopharmaceutiques, et ce, particulièrement en matière d'exposition professionnelle. En 2013, l'Inserm [Institut national de la santé et de la recherche médicale] a considéré que de nombreuses études épidémiologiques avaient mis en évidence une association entre les expositions aux pesticides et certaines pathologies chroniques, notamment certains cancers, certaines maladies neurologiques et certains troubles de la reproduction et du développement. Selon les cas, le niveau de présomption peut aller de faible à fort. Des travaux de recherche ont attiré l'attention sur les effets éventuels d'une exposition, même à faible intensité, lors de périodes sensibles du développement, in utero et pendant l'enfance. Toutefois, dans un rapport de 2016, l'Anses [Agence nationale de sécurité sanitaire] met l'accent sur le manque de données relatives aux expositions aux pesticides des professionnels de l'agriculture en conditions réelles d'utilisation. Une étude actualisée sur les liens entre pathologies et expositions professionnelles aux pesticides vient d'être commandée à l'Inserm et l'Anses par le gouvernement. La réduction de l'exposition aux pesticides et l'encouragement à de bonnes pratiques pour limiter les risques sont une priorité. Le débat au Sénat a permis de s'accorder sur la nécessité d'accélérer la recherche scientifique, notamment en lui allouant davantage de moyens.

N. B. : Il ne s'agit pas - comme le dit Patricia Schillinger - de "rechercher plus de générosité" dans l'indemnisation des malades, mais d'obtenir une indemnisation intégrale et juste du préjudice global subi par les victimes. Allonger la liste des pathologies inscrites dans les tableaux de maladies professionnelles, comme le préconise la ministre de la Santé, ou bien réduire l'exposition aux pesticides et encourager à de bonnes pratiques est nécessaire. Mais cela ne prend pas en compte le parcours du combattant des malades, la réparation de l'intégralité des souffrances et des dommages subis par les victimes des produits phytopharmaceutiques. C'est cela que souhaite corriger ma proposition de loi.

La réponse d'Agnès Buzyn estimant que "nos connnaissances sont insuffisantes sur les effets de ces produits" est pour moi une forme de négationnisme scientifique au regard des très nombreuses publications existantes, comme celles de l'expertise collective publiée par l'Inserm en 2013 ou les travaux de l'Anses en 2016. Plus récemment, le rapport de trois inspections1 affirme que "le degré de certitude d'ores et déjà acquis sur les effets des produits phytopharmaceutiques commande de prendre des mesures fortes et rapides, sauf à engager la responsabilité des pouvoirs publics", et conclut que "la mise en place d'un fonds spécifique d'indemnisation s'avère pertinente". Pourquoi alors attendre davantage ?

Depuis le rapport de la mission d'information sénatoriale de 2012 qui faisait état d'une "urgence sanitaire pour les utilisateurs de pesticides", pensez-vous que la prise de conscience et l'action en faveur de la prévention ont bien progressé ?

N. B. : Le rapport sénatorial de 2012 a été suivi de nombreuses alertes scientifiques, médicales, citoyennes, ce qui a permis de rendre plus visibles ces problématiques. Le gouvernement précédent, avec lequel j'ai beaucoup travaillé, a permis des avancées importantes, telles que la mise en place d'un suivi des produits pesticides après leur mise sur le marché, l'interdiction de leur utilisation dans les collectivités et de leur vente aux particuliers, l'introduction d'un dispositif de phytopharmacovigilance, qui instaure une veille sanitaire sur tout le territoire national et fait progresser l'évaluation des risques, des maladies et des produits mis sur le marché. Il y a eu aussi l'introduction dans notre droit de l'action de groupe en matière environnementale, l'interdiction des épandages aériens, celle progressive des néonicotinoïdes, la mutation agricole opérée vers l'agroécologie pour répondre aux défis que nous connaissons, comme la lutte contre le réchauffement climatique, la préservation de la biodiversité...

Beaucoup reste encore à faire, avec, pour moi, une priorité : la prise en compte des effets cocktails dans l'évaluation des risques. Aujourd'hui, cette évaluation est à cet égard insuffisante, voire inexistante. Et puis, pêle-mêle, il faut régler plusieurs questions importantes, comme la sortie du glyphosate à trois ans maximum, une meilleure prise en compte de la proximité des riverains dans le traitement des cultures, l'amélioration de la qualité des équipements de protection individuelle et de leur utilisation, l'accompagnement des agriculteurs pour les sortir d'un système industriel dont nous connaissons les conséquences négatives - y compris pour eux-mêmes - en termes économiques, écologiques et de santé publique. Le chantier est immense, la prise de conscience doit être partagée par tous car il y a urgence.

P. S. : L'opinion publique est de plus en plus inquiète des effets des pesticides sur la santé. Si la traduction de cette inquiétude au niveau européen et dans les Etats membres n'a pas engendré l'évolution d'un modèle d'agriculture productiviste vers un modèle plus raisonné, elle pousse toutefois à un encadrement plus strict, à une utilisation plus durable des pesticides dans nos cultures.

C'est l'objectif auquel tendent les plans Ecophyto et le récent plan du gouvernement en faveur d'une agriculture moins dépendante des pesticides. Il est encore trop tôt pour juger de l'efficacité de ce dernier, mais force est de constater que les habitudes n'évoluent que très difficilement. Le recours aux pesticides reste très largement répandu, tandis que les pathologies qui en résultent sont de plus en plus courantes.

Aussi, pour véritablement influencer les modes de production, il faut que la prise de conscience se fasse à tous les niveaux. Sur ce point, je crois au pouvoir des consommateurs, qui, au travers de leurs habitudes alimentaires, peuvent changer la donne. Toutefois, au-delà de ces leviers, si les choses n'évoluent pas, il faudra que le législateur et l'Union européenne prennent leurs responsabilités et fassent preuve de davantage de fermeté.

L'affaire du glyphosate a révélé certaines failles, au niveau européen, de l'évaluation scientifique conditionnant les procédures nationales d'autorisation de mise sur le marché de produits dangereux. Le Parlement de Strasbourg a décidé de créer une commission d'enquête spéciale. Qu'en attendez-vous et quelle position la France devrait-elle défendre sur ce sujet ?

P. S. : Le traitement de la question du glyphosate a été marqué par l'affaire des "Monsanto Papers" et les soupçons sur l'intégrité et l'indépendance des expertises ayant conduit à la réautorisation de cet herbicide. Or l'expertise scientifique sur laquelle doit se baser le politique pour prendre des décisions ne peut souffrir aucun soupçon quant à son indépendance et doit être exempte de tout conflit d'intérêts. Cette commission spéciale doit faire toute la lumière sur le processus décisionnel et la procédure d'autorisation des pesticides dans l'Union européenne

C'est une exigence citoyenne intimement liée aux valeurs démocratiques de l'Union. J'avais déjà exprimé l'urgence d'une information scientifique, indépendante et objective dans mon rapport sur les perturbateurs endocriniens.

N. B. : En 2012, déjà, dans le cadre de la mission d'information sénatoriale, nous avions été alertés de l'existence de "dysfonctionnements" au niveau européen ; je ne suis donc pas surprise par la "saga européenne" du glyphosate. S'y ajoutent les révélations sur les "Monsanto Papers", démontrant les stratégies de la société agrochimique pour faire pression sur le Centre international de recherche sur le cancer et peser sur les avis des agences sanitaires. La commission d'enquête spéciale du Parlement européen doit mettre au jour tous les éléments de cette affaire très grave pour en tirer les conséquences. Quant à la France, elle aurait dû inscrire dans la loi l'interdiction du glyphosate en 2021.

  • 1Inspection générale des finances (IGF), Inspection générale des affaires sociales (Igas) et Conseil général de l'alimentation, de l'agriculture et des espaces ruraux (CGAAER).