Le festival qui croise les regards sur le travail

par Nathalie Quéruel / avril 2014

Pendant dix jours, en février dernier, la 5e édition du festival Filmer le travail a rassemblé à Poitiers quelque 8 000 participants. Un succès qui montre combien la mise en débat du travail grâce aux images répond à un besoin actuel.

C'est un jeune festival qui monte. La 5e édition de Filmer le travail s'est tenue du 7 au 16 février à Poitiers avec succès, preuve que le monde du travail est bien un objet de cinéma qui passionne. Plusieurs milliers de personnes s'y sont rendues pour voir un des 23 films en compétition, assister à une rétrospective ou une pièce de théâtre, parcourir une exposition, ou encore participer à une journée de rencontres professionnelles (l'une sur les jeunes face au travail, l'autre sur le monde ouvrier). En effet, c'est l'identité même de cette manifestation internationale unique en France : mettre le travail en débat grâce aux images sous tous les angles possibles d'approche, le documentaire mais aussi la fiction, le théâtre, la photographie. Immigrationmondialisationdésindustrialisation... autant de thèmes forts sur lesquels le projecteur a été braqué cette année. Le Grand Prix a récompensé le documentaire belgo-péruvien Sobre las brasas ("sur les braises"), où trois générations d'une même famille luttent pour survivre en Amazonie en fabriquant du charbon de bois.

Un copieux programme

En ce mardi 11 février, la pluie qui balaie Poitiers ne décourage pas les participants, qui courent d'un point à l'autre de la ville pour ne rien rater du copieux programme. A l'instar d'Armelle, retraitée et bénévole dans une association culturelle : "Cette édition est un excellent cru, qui me donne envie de voir le plus de films possible", dit-elle à l'issue de la projection de Mon entreprise en Chine, un documentaire allemand de 2006 qui suit le démontage d'un gigantesque complexe industriel de la Ruhr par une équipe d'ouvriers chinois travaillant avec quelques anciens salariés allemands. Avant de se précipiter à la séance de Ferdinand le radical, un film de 1976 réalisé par Alexander Kluge, qui raconte le travail absurde d'un ancien commissaire de police reconverti en chef de la sécurité d'une usine de produits chimiques. De son côté, Bérangère, médecin du travail à Pau, qui a bien aimé le documentaire Etincelles sur les élèves d'un lycée professionnel des arts du métal, regrette de ne pouvoir rester plus longtemps : "Cette façon d'aborder le travail autrement que par la théorie est vraiment enrichissante. Cela me redonne de l'élan par rapport à ma pratique quotidienne, où je suis souvent confrontée à une vision négative du travail à cause de la souffrance qu'il peut engendrer." Voilà deux spectatrices à l'image du public, très divers, qui fréquente le festival : des retraités cinéphiles aux étudiants, des professionnels de l'image à ceux du travail, des gens de la région comme de partout en France.

La première édition du festival Filmer le travail a eu lieu en novembre 2009. L'année précédente, l'association éponyme s'était créée, fruit d'un partenariat entre l'université de Poitiers, l'espace culturel et scientifique Mendès France et l'Association régionale pour l'amélioration des conditions de travail (Aract) Poitou-Charentes. "Nous trouvions que le travail était une question dont peu de gens se saisissaient, explique le sociologue du travail Jean-Paul Géhin, président de l'association et directeur du festival. Il est traversé de profondes mutations depuis quelques années, mais sans que ces évolutions soient rendues visibles. Pour tenter d'y remédier, il nous paraissait important de convoquer le regard artistique. Croiser les points de vue permet de donner du relief au débat et de le rendre accessible à un large public."

"Mieux comprendre le présent"

Cette volonté de médiation culturelle donne son âme à la manifestation, qui ne se veut pas un festival des luttes sociales, même si les conflits ne sont pas occultés. "Mettre en débat le travail par le vecteur des images recèle plus d'un avantage, assure Antoine Aupetit, le coordinateur général de l'association. D'abord, ce moyen donne un accès au passé et à une réalité qui n'existe plus aujourd'hui ; cette mise en perspective est aussi une façon de mieux comprendre le présent. Ensuite, il donne à voir ce qui se passe maintenant ailleurs, sur des territoires éloignés, en Chine, en Amazonie, au Congo..." Pour Maïté Peltier, responsable de la programmation et de l'animation, le travail en images a un impact particulier sur le public : "Les visages, les témoignages, les histoires projetées nourrissent un processus d'identification et facilitent l'entrée dans d'autres univers. D'où la richesse des échanges qui suivent."

Car - c'est le principe du festival - chaque projection s'accompagne d'un débat, avec un spécialiste de l'audiovisuel et/ou une personne ayant une connaissance du travail. Ce double regard se retrouve aussi au sein du comité de programmation de l'association, qui rassemble des producteurs, des réalisateurs, des sociologues, des ergonomes. Mais également dans les différents jurys qui ont délibéré avec ardeur pour l'attribution des prix. Sandrine Rouyer, directrice de l'Aract Poitou-Charentes, faisait partie de celui consacré au concours "Filme ton travail !", où chacun est invité à s'exprimer avec un smartphone ou une minicaméra. "Nous voyons évidemment les choses par le prisme de notre métier et cette confrontation entre le fond et la forme se révèle très intéressante, affirme-t-elle. Et, aussi différents que nous puissions être, nous nous sommes retrouvés assez vite d'accord sur Rue du Loup, qui évoque en sept minutes le quotidien d'un salon de coiffure et qui, pour moi, traduit bien les gestes du travail."

Filmer le travail étonne à plus d'un égard. Le festival se tient en effet sur une dizaine de jours. "Au début, c'était plus court, relate Antoine Aupetit. Mais deux week-ends nous semblaient indispensables pour pouvoir parler du travail... avec les travailleurs, ceux qui ne peuvent venir en semaine." Il faut donc tenir la distance en termes de programmation. C'est la tâche de Maïté, qui déploie dans ses recherches des trésors de patience, en fréquentant les festivals, en faisant marcher le réseau. "Pour trouver les 23 films en compétition, nous avons lancé un appel à candidatures qui a été relayé dans beaucoup de pays ; nous avons reçu près de 250 propositions, indique-t-elle. La production de documentaires ou de fictions sur le travail est beaucoup plus importante que certains ne le pensent. De plus en plus de cinéastes s'emparent du thème, comme l'a encore montré l'an passé Rebecca Zlotowski avec Grand central Ce regain d'intérêt n'est pas totalement étranger à la naissance du festival. Pour Jean-Paul Géhin, elle correspond à un retour de la centralité du travail dans le débat et dans les arts : "Dans les années 1990, on prévoyait la fin d'une société fondée sur le travail qui laisserait la place à une société des loisirs. Prédiction qui s'est révélée fausse. En 2000, Ressources humaines, de Laurent Cantet, a signé la redécouverte du travail par le cinéma, qui avaient eu auparavant une longue histoire commune."

Rencontres inhabituelles

L'image la plus vivace du festival reste sans doute celle de rencontres inhabituelles, qui résume l'esprit de cette aventure. Etudiants en sociologie à l'université de Poitiers, Omar, Ousmane et Mohamed, les premiers sénégalais, le troisième algérien, devisent avec Gérald Bloncourt, 88 ans, peintre et photographe né en Haïti, auquel est consacrée une exposition. Que disent ces clichés en noir et blanc sur les ouvriers et immigrés de l'après-guerre en France ? Beaucoup, et chacun y va allégrement de sa propre interprétation, faisant sourire leur auteur.