France Télécom : souffrance en prime time

par / 08 février 2011

Il y a toujours des suicides à France Télécom. Malgré le changement de discours et de méthode de la nouvelle direction, la situation n'a pas beaucoup évolué quant au contenu et à l'organisation du travail. L'émission «Le monde en face», sur France 5, est revenue mardi 8 février, à 20 h 35, sur la tragédie des suicides à France Télécom, avec la diffusion d'un documentaire : «Orange amère». Interview de la coréalisatrice, Patricia Bodet.

Avez-vous pu tourner facilement à France Télécom ?

Patricia Bodet : Après des semaines de mails et d'appels, nous avons obtenu l'autorisation de filmer sur des plates-formes de télévente. Stéphane Richard (directeur général de France Télécom, NDLR) a accepté également un entretien d'une heure et demie. Ce n'était pas gagné pour autant. Au niveau local, les responsables sont restés très méfiants. Nous avons réussi à tourner en région Rhône-Alpes, à L'Isle-d'Abeau et à Annecy, où Jean-Paul Rouanet, employé depuis trente ans, avait mis fin à ses jours en se jetant d'un viaduc près de son lieu de travail. Mais, en octobre, quand j'ai voulu tourner une seconde fois à Annecy, le responsable de la région a refusé. A L'Isle-d'Abeau, la responsable du plateau m'a fait venir un jour bien particulier : celui du challenge. Les employés devaient faire tourner une roue de la fortune, pour gagner des paquets de gâteaux ou des pèse-personne. La personne qui faisait tourner la roue était un peu gênée et m'a demandé si c'était bien nécessaire de filmer. La responsable du plateau, en revanche, était fière. C'est pour ça qu'elle m'avait fait venir.

Ce sont pourtant ces conditions de travail qui ont fait des dégâts...

P. B. : Oui, et ce n'est pas nouveau. Déjà dans Les impactés, la pièce que Fabienne Brugel a mise en scène à partir de témoignages de salariés, ces challenges ahurissants étaient montrés du doigt. Mais les gens n'en peuvent plus d'être pris pour des enfants, qu'on ne leur fasse pas confiance. Ils veulent rendre un service, c'est pour ça qu'ils sont entrés chez France Télécom il y a des années. Mais, aujourd'hui, on leur demande d'atteindre des objectifs, de vendre telle ou telle offre en priorité, de placer tel produit, que les clients en aient besoin ou non. Tous les résultats sont enregistrés par l'ordinateur, mesurés, affichés. C'est très infantilisant, encore plus pour des personnes qui sont entrées chez France Télécom comme technicien, formateur, assistant : ils étaient des « références », comme dit une femme, et ils se sentent dévalorisés.

Les anciens sont proches de la retraite, ils patientent. La direction attend le départ des fonctionnaires qui sont encore là. Et elle les remplace par des intérimaires plus malléables, qui acceptent les objectifs et les challenges parce qu'ils ont besoin de sous.

Vous n'avez pas constaté de réels changements ?

P. B. : Les responsables de plateau ont l'impression de faire beaucoup, mais ça reste dérisoire. D'ailleurs, avant mon arrivée, la responsable de L'Isle-d'Abeau avait rappelé aux salariés la liste de tous les changements qui avaient eu lieu chez France Télécom, pour être sûre qu'ils ne les oublient pas devant la caméra...

Certes, des horaires ont été aménagés, et des formations adaptées. Les téléconseillers peuvent alterner téléphone et tchat sur un ordinateur, en polyvalence de poste. Des cours de qi gong sont dispensés ici, des ateliers gaufres sont organisés là... Mais les principales difficultés perdurent. D'abord, la complexité des offres – sans cesse renouvelées – et du système informatique. Mais également le service du personnel, qui a été laissé à l'abandon. Il consistait en un service téléphonique, sans RH de proximité. Pendant que les fonctionnaires étaient mutés de force, pour inciter 22 000 d'entre eux à partir. L'humain a été complètement oublié durant des années.

Y a-t-il eu une amélioration en matière de RH ?

P. B. : Non. Des DRH de proximité ont bien été nommés, mais ils sont difficiles à joindre. Surtout, ils ont été recrutés en interne. Or, certains des cadres de France Télécom ont participé aux grandes manœuvres de Didier Lombard (ancien directeur général de France Télécom, NDLR), et le personnel reste méfiant à leur égard. Il aurait mieux valu recruter ces DRH de proximité à l'extérieur. Ce qui aurait été un signe fort. Comme d'introduire un peu plus de concertation, pour les travaux d'aménagement, par exemple. A L'Isle-d'Abeau, les travaux promis pour septembre n'avaient toujours pas commencé en novembre. Les employés ont l'impression de ne pas être écoutés. Pour eux, rien n'a changé.

On compte d'ailleurs plus de suicides en 2010 qu'en 2009 chez les salariés de France Télécom. Et le nombre d'arrêts maladie de longue durée reste inquiétant. Le malaise est profond et il va falloir du temps.