Grandes manoeuvres après le rapport Légeron

par Nathalie Quéruel / juillet 2008

La communauté scientifique continue de critiquer le rapport Légeron-Nasse sur le risque psychosocial. Selon notre enquête, l'indicateur sur le stress proposé par les rapporteurs vise surtout à répondre aux critiques du Medef sur l'enquête Sumer1

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    pour "Surveillance médicale des risques".

C'est la mesure phare du rapport Légeron-Nasse sur les risques psychosociaux, remis au ministre du Travail en mars dernier1  : "Construire le premier indicateur global tiré d'une enquête psychosociale" pour mesurer le stress. Or cette préconisation suscite de plus en plus de critiques. Selon l'Association pour le développement des études et recherches épidémiologiques en santé et travail (Aderest), l'idée d'un indicateur global "sur les caractéristiques du salarié, l'état de sa santé mentale et son risque d'exposition à certaines situations reconnues comme facteurs de risque psychosocial" ne tient guère la route d'un point de vue théorique : "On ne peut agréger dans un seul outil des données dont on suppose qu'elles ont une relation de causalité."

Se pose également la question de la pertinence du lancement d'une nouvelle enquête nationale, alors qu'il existe déjà des dispositifs apportant des connaissances intéressantes. Ainsi, le programme Samotrace, développé par l'Institut de veille sanitaire et déployé pour le moment dans quelques régions françaises, a justement pour objectif d'observer l'état de santé mentale des salariés et leur exposition aux risques psychosociaux. Ses premiers résultats sont attendus pour la fin de l'année.

 

Une méthodologie contestée

Et puis, la méthodologie prônée par Patrick Légeron et Philippe Nasse pour cette nouvelle enquête, à partir de "questionnaires autoadministrés pour limiter les risques d'interférence entre enquêteur et enquêté, une condition indispensable à la fiabilité", suscite aussi quelques commentaires. Pour l'Aderest, l'autoquestionnaire n'est pas une garantie, car il introduit des biais : "Les salariés en souffrance déclarent plus spontanément à la fois de mauvaises conditions de travail et une mauvaise santé mentale, conduisant à une surestimation des risques. Il est possible de pallier cette difficulté, avec des marqueurs mesurés de santé (et non pas déclarés), relevés par des professionnels."

 

Un quart des salariés "tendus"
Nathalie Quéruel

Près d'un quart des salariés français sont en situation de job strain, autrement dit de tension au travail. C'est ce que révèle une nouvelle déclinaison de l'enquête Sumer 2003, menée par le ministère du Travail, sur les facteurs psychosociaux au travail1 . Ce job strain, évalué par le questionnaire de Karasek2 , est ressenti quand la demande psychologique est forte et la latitude décisionnelle faible. La situation est aggravée lorsque le soutien social est faible.

Les femmes y sont plus exposées (28 %) que les hommes (20 %), et ce dans chaque catégorie socioprofessionnelle, à l'exception des cadres et des employés administratifs. Ce sont les employés qui sont les plus "tendus", devant les ouvriers non qualifiés. C'est dans l'hôtellerie-restauration, les transports et les activités financières que la part des salariés soumis au job strain est la plus conséquente. A l'inverse, les salariés de l'agriculture, de la construction et de l'éducation (secteur privé) sont les plus "détendus".

Les salariés "tendus" sont les moins nombreux à se dire satisfaits de leur travail, mais ils ne sont pas les seuls à le trouver "stressant". En effet, 53 % des salariés "actifs" estiment leur travail "très stressant" et 48 % des salariés "tendus" partagent ce jugement, alors que, toutes catégories confondues, ils sont 34 % à considérer que leur activité est "très stressante""C'est la demande psychologique qui semble principalement associée au sentiment de stress, qu'il faut donc bien distinguer du job strain au sens de Karasek", notent les auteurs de l'étude.

Mauvais pour la santé. Les salariés en situation de job strain affirment plus souvent que les autres que leur travail est "très fatigant" et qu'il est mauvais pour leur santé. Ils sont aussi plus nombreux que les "actifs" à s'estimer en mauvaise santé. "C'est moins la demande psychologique (liée au stress) à elle seule qui est source de risques pour la santé, que son association avec une faible latitude décisionnelle", constatent les auteurs. Enfin, l'étude montre l'importance du soutien social (aide des collègues ou des supérieurs hiérarchiques) : plus de la moitié des salariés "tendus" qui n'en bénéficient pas déclarent que leur travail est mauvais pour la santé et un quart d'entre eux se jugent en mauvaise santé...

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    "Les facteurs psychosociaux au travail. Une évaluation par le questionnaire de Karasek dans l'enquête Sumer 2003", par Nicole Guignon, Isabelle Niedhammer et Nicolas Sandret, Premières Synthèses n° 22-1, mai 2008, Dares.

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    Voir article de Michel Vézina, page 30.

A cela vient s'ajouter le fait que cette future enquête sera placée sous la responsabilité de l'Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), et non sous celle, plus logique, de la direction de l'Animation de la recherche, des Etudes et des Statistiques (Dares) du ministère du Travail. Pour Francis Judas, un des responsables de la CGT de l'Insee, cette option est surprenante : "C'est mettre la suspicion sur la Dares, qui ne serait pas digne de piloter cette enquête et d'en traiter les résultats. Il y a quelque chose d'anormal à se priver, dès le départ, de l'expertise de ceux qui sont pertinents sur ce type d'enquêtes liées au travail."

Du côté de la Dares, on se refuse à tout commentaire. Mais plusieurs observateurs avisés ne peuvent s'empêcher de faire le lien entre cet "indicateur global" du rapport Légeron-Nasse et l'attaque virulente du Medef, au cours de la conférence nationale sur les conditions de travail d'octobre dernier, contre l'enquête Sumer de la Dares, laquelle dresse régulièrement un état des lieux des expositions professionnelles. Pour Francis Judas, "on voit bien en filigrane une attaque contre Sumer, dont les résultats montrent des dysfonctionnements dans la protection des salariés par rapport aux risques du travail, et notamment au risque psychosocial"

 

Réserves patronales

Le Medef serait intervenu à plusieurs reprises pour tenter de modifier en profondeur la méthodologie de la prochaine édition de Sumer. Dans un courrier adressé le 5 mai dernier au directeur général du Travail et dont Santé & Travail a pu prendre connaissance, le président de la commission protection sociale du Medef, Jean-René Buisson, regrette que les propositions d'évolution de Sumer n'aillent pas assez loin. Il réitère les réserves de l'organisation patronale concernant la place et le rôle des médecins du travail dans cette enquête - notamment par rapport au remplissage du questionnaire avec le salarié, l'absence de tirage au sort des médecins du travail participant à l'enquête - et conteste le choix de baser le questionnaire de stress sur les modèles de Karasek et de Siegriest2 . Une critique émise par le rapport Légeron-Nasse... A la fin de son courrier, M. Buisson s'interroge "sur la pertinence de continuer à siéger au sein de ce comité de suivi" de l'enquête Sumer.

Peine perdue, le ministère semble bien décidé à maintenir Sumer, d'autant que le conseil scientifique de l'enquête a répondu à l'ensemble des objections patronales. Et le nouveau protocole a déjà reçu un avis d'opportunité favorable du Conseil national de l'information statistique.

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    Voir "Un rapport sur le stress mais sans le travail", Santé & Travail n° 62, avril 2008.

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    Pour une explication de ces modèles, voir l'article de Michel Vézina, page 30.