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Harcèlement : «Nous avons besoin de procès exemplaires»

entretien avec Nicolas Chaignot Delage, chercheur en sciences humaines du travail
par Anne-Marie Boulet / 30 octobre 2018

Chercheur en sciences humaines du travail, Nicolas Chaignot Delage plaide pour une évolution de la législation en faveur des victimes de harcèlement sexuel. Et il estime essentiel d’agir pour que celles-ci puissent revendiquer et faire respecter leurs droits.

Les procédures pour harcèlement sexuel ont-elles évolué ces dernières années ? Dans quel sens ?
Nicolas Chaignot Delage :
Jusqu’à récemment, le harcèlement sexuel a fait l’objet d’un déni monstrueux. Le droit apparaît à l’image de ce refoulement. En est-il la cause ? Du point de vue des textes, leur construction dans la législation française est symptomatique. Par exemple, la censure du Conseil constitutionnel du 4 mai 20121 a eu pour effet immédiat d’invalider les procédures en cours, plongeant dans le désarroi de nombreuses victimes. Le législateur a été obligé d’apporter une nouvelle définition dans l’urgence. Le droit européen a été le modèle d’inspiration. Mais notre droit est resté en-deçà de la directive européenne de septembre 2002. Pour qu’il y ait incrimination, il exige que les faits se soient répétés. Le droit européen me semble plus protecteur, en mettant notamment en avant la centralité de l’atteinte à la dignité. Concernant l’exigence de répétition, un arrêt de la Cour de cassation a toutefois énoncé, en 2017, qu’« un fait unique peut caractériser un harcèlement sexuel ». Malgré cette avancée, n’oublions pas les condamnations de médecins, sur requêtes d’employeurs, devant leurs chambres ordinales. Elles auront pour conséquence insidieuse d’empêcher la constitution des preuves en voulant réduire au silence les cliniciens. En témoigne l’ahurissante affaire de la Dre Karine Djemil.

Le droit pénal repose sur la qualification juridique des faits. Concernant le harcèlement sexuel et les agressions sexuelles au travail, les qualifications retenues par la justice vous paraissent-elles justes ?
N. C. D. :
La qualification juridique des faits est primordiale. Sur ce point, il y a beaucoup à faire pour que le droit évolue. Rappelons que seules 6,2 % des plaintes au pénal aboutissent à une condamnation. Cela révèle la difficulté du droit à s’en saisir. Par ailleurs, l’agression sexuelle est souvent requalifiée en harcèlement sexuel et pour que cette dernière incrimination soit retenue, il faut que les faits soient vraiment très graves. Il y a un véritable problème au niveau des catégories juridiques. N’est-il pas problématique que le chantage sexuel soit considéré comme un délit de harcèlement sexuel, et non comme une forme de viol ? Il faudrait rouvrir le débat... Au-delà du droit, du point de vue traumatique, le harcèlement sexuel professionnel constitue sur de nombreux points un « viol psychique », profondément déstructurant pour les victimes.

Qu’apportent les procédures devant des juridictions pénales ou aux conseils de prud’hommes ?
N. C. D. :
Il faut souligner l’importance du travail fait par d’associations comme l’AVFT [Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail], qui permettent à des victimes de revendiquer leurs droits par la voie judiciaire. Sans un accompagnement professionnel, il est très difficile d’engager une procédure. Mais il est déterminant d’agir pour que les droits puissent être respectés. Il peut y avoir aussi une dimension thérapeutique dans un procès. Le sentiment d’injustice, s’il n’est pas extériorisé, est très mauvais pour la santé mentale… Le droit peut contribuer à redonner du sens, en faisant réellement appliquer les textes, en procédant à des condamnations, mais également en faisant œuvre de pédagogie dans les décisions. Espérons qu’avec le procès France Télécom, ce soit le cas. Nous avons besoin de procès exemplaires dans le domaine du harcèlement professionnel. C’est de cette manière que le droit contribuera à asseoir sa fonction première qui est de civiliser les rapports humains. On en est encore loin.

  • 1Cette censure visait la précédente définition du harcèlement sexuel, issue d’une loi de 2002 et jugée trop imprécise pour caractériser le délit.