"Il va falloir faire progresser les indemnisations"

entretien avec Rachel Saada, avocate
par Aurore Moraine / juillet 2018

Quel regard portez-vous sur les arrêts du 3 mai ?

Rachel Saada : Ces arrêts sont bienvenus. Beaucoup de dossiers d'accidents du travail (AT) ou de maladies professionnelles (MP) relèvent à la fois des tribunaux des affaires de Sécurité sociale (Tass), pour la réparation des préjudices liés aux conséquences de ces événements, et des prud'hommes, lorsqu'après un AT ou une MP le salarié est licencié. Il y a eu un regain d'intérêt pour la procédure en faute inexcusable de l'employeur, devant les Tass, afin d'améliorer l'indemnisation forfaitaire en faisant valoir la violation de l'obligation de sécurité de résultat. Sauf que ce n'est pas aussi simple. La faute inexcusable peut être difficile à faire admettre et, par ailleurs, pour les taux d'incapacité permanente partielle (IPP) faibles, l'enjeu n'en vaut pas toujours la chandelle. En matière de harcèlement moral, par exemple, le taux d'IPP est souvent nul et n'octroie donc pas de rente. Une action en faute inexcusable peut paraître trop lourde pour le bénéfice escompté. Mais bien souvent, même avec des taux faibles, les victimes du travail sont déclarées inaptes et perdent leur emploi. Or, jusqu'à ces arrêts de la Cour de cassation, les avocats des employeurs faisaient valoir que le licenciement étant la conséquence de l'AT ou de la MP, il ne relevait pas de la compétence des prud'hommes. Désormais donc, la double voie est possible. Mais entre la longueur et les aléas de la procédure, je comprends que les victimes hésitent.

Pourquoi ? Est-il difficile d'obtenir gain de cause devant les prud'hommes ?

R. S. : Plaider devant cette juridiction sur les conditions de travail et l'obligation de sécurité de résultat est un exercice difficile. Le risque de départage ou de débouté est élevé. Pourtant, en matière d'obligation de sécurité, c'est à l'employeur qu'il revient de prouver qu'il a pris les mesures nécessaires à la préservation de la santé du salarié. Ce régime d'aménagement de preuve devrait être plus favorable au salarié, mais les juges prud'homaux sont habitués à raisonner avec une charge de la preuve qui pèse sur le salarié. Les cours d'appel sont plus réceptives, sauf que les indemnisations restent faibles, sans rapport avec la gravité des conséquences réelles sur la santé et l'employabilité des victimes.

L'avancée des arrêts du 3 mai serait donc relative.

R. S. : Je préfère un droit existant mais mal appliqué que pas de droit du tout ! Il va falloir faire progresser les indemnisations, car, avec le barème Macron, les indemnités pour licenciement sans cause réelle et sérieuse sont réduites. Sauf pour les discriminations, le harcèlement moral ou sexuel. Dans ces cas, l'indemnisation n'est pas plafonnée. Les avocats vont légitimement s'engager dans cette voie.

Les prud'hommes vont-ils suivre ?

R. S. : Les conseils de prud'hommes ont une grande méconnaissance de l'étendue des préjudices à indemniser. Ils ignorent la gravité d'une dépression, les pertes cognitives subies, le trouble dans les conditions d'existence, comme ne plus pouvoir s'occuper de ses enfants, par exemple. Pour autant, ils ne cherchent pas à s'appuyer sur une expertise pour les évaluer. Gageons que, bientôt, ils ne pourront plus résister aux demandes plus nombreuses et mieux élaborées. Ce ne sera que justice car, en toute autre matière, lorsque la responsabilité civile d'une personne est engagée, le juge désigne un expert si la victime le demande. L'évolution des pratiques prud'homales dans cette voie est, selon moi, inéluctable.