Jules-Louis Breton, artisan de la réparation

par Gabriel Galvez-Behar historien et maître de conférences à l'université Lille 3. / juillet 2008

En 1901, le député Jules-Louis Breton proposait une loi instaurant la reconnaissance des maladies professionnelles... entrée en application vingt ans et deux projets plus tard. Ce réformateur obstiné a également milité contre l'usage de la céruse.

La reconnaissance des maladies professionnelles en France repose sur l'action de milieux réformateurs dont tous les acteurs ne sont pas encore recensés. Député, ministre, puis sénateur, Jules-Louis Breton est l'un des représentants de cette "nébuleuse réformatrice1 " qui joua un rôle déterminant, mais peu connu, dans la genèse de l'Etat providence.

Né dans le Nord en 1872, Breton fait des études scientifiques à Lille puis à Paris, avant de devenir préparateur dans un laboratoire du Collège de France. Etudiant du Quartier latin, il s'intègre dans les milieux socialistes de l'époque. Dans les années 1890, il devient l'une des figures du mouvement socialiste mais n'oublie pas pour autant ses intérêts scientifiques. Il fonde ainsi, en 1897, la Revue scientifique et industrielle et participe à la vulgarisation des sciences et des techniques.

En 1898, Jules-Louis Breton se fait élire député dans la circonscription de Bourges. Ce dreyfusard soutient la participation du socialiste Alexandre Millerand au gouvernement Waldeck-Rousseau (1899) et se rapproche de Jean Jaurès deux ans plus tard. Il se fait connaître en 1901 par sa proposition de loi visant à étendre aux maladies d'origine professionnelle les dispositions de la loi du 9 avril 1898 sur la réparation des accidents du travail. Sa formation de chimiste et ses convictions socialistes l'incitent en effet à vouloir faire reconnaître au même titre que les accidents du travail les intoxications dues à l'exercice habituel d'un métier.

L'examen du projet est interrompu par la fin de la législature en 1902. Breton, une fois réélu, reprend son combat pour la santé au travail sur un double front. D'un côté, il réitère sa proposition de loi sur l'indemnisation des maladies professionnelles. De l'autre, il participe à la mobilisation contre l'emploi de la céruse. Utilisée depuis le XVIIIe siècle par les peintres en bâtiment, la céruse est un carbonate de plomb dont la toxicité, mise en évidence assez tôt, est à l'origine de nombreux cas de saturnisme. Malgré différentes tentatives pour le remplacer par l'oxyde de zinc, ce pigment blanc entre toujours dans la composition de peintures au début du XXe siècle.

 

"Poison industriel"

 

Le Syndicat des ouvriers peintres de Paris lance, en janvier 1901, une nouvelle campagne contre l'emploi de ce "poison industriel". Pour sa part, Jules-Louis Breton porte le combat parlementaire pendant plusieurs années, dénonçant dans un rapport "les insinuations des partisans inté­ressés de la céruse qui se plaisent à répandre le bruit que, sous couvert de l'hygiène ouvrière et de sentiments humanitaires, la campagne menée [...] contre ce poison industriel n'est qu'une opération politique et financière2 . Il réalise lui-même plusieurs expériences chimiques démontrant que "les peintures fraîches à base de céruse [produisent] des émanations plombiques qui peuvent provoquer une absorption du plomb par les voies respiratoires". Il faut cependant attendre 1909 pour qu'une première loi restreigne l'usage de la céruse dans les travaux de peinture. Une loi dont l'application sera lente et inégale.

Dès le début des années 1900, Breton a abandonné ses convictions révolutionnaires. Ses relations avec la jeune SFIO se tendent, jusqu'à son exclusion en 1910. Il rejoint alors le parti républicain-socialiste, qui rassemble plusieurs figures importantes de la IIIe République comme Aristide Briand, Alexandre Millerand ou Paul Painlevé. Il fréquente différentes institutions de la nébuleuse réformatrice, dont l'Association nationale pour la protection légale des travailleurs.

Fort de ces nouveaux appuis, il relance sa proposition de loi sur les maladies professionnelles. Il s'insurge une fois encore contre "l'anomalie à considérer, d'une part, comme accidents du travail, [...] toutes les blessures reçues durant la période de travail [...] et d'exclure, d'autre part, du bénéfice de la loi, les empoisonnements, souvent infiniment plus graves, résultant de la manipulation de substances vénéneuses3 . Après plusieurs années de procédure parlementaire, la loi est votée par la Chambre en juillet 1913, mais le Sénat ne l'adopte qu'après la guerre, le 25 octobre 1919. Ce texte, qui entrera en application en 1921, ne prévoit qu'une liste réduite de pathologies ouvrant droit à indemnisation : seuls deux tableaux de maladies professionnelles sont institués.

 

Ministre de l'Hygiène : la consécration

 

La guerre est une période charnière dans la carrière de Jules-Louis Breton. Lorsqu'elle éclate, ce dernier a été réélu député et préside la commission d'Assurance et de Prévoyance sociales à la Chambre. En décembre 1916, il est nommé sous-secrétaire d'Etat aux Inventions intéressant la défense nationale, institution créée par Painlevé un an auparavant. Organisant la mobilisation des savants et des inventeurs, il promeut les inventions susceptibles de protéger les soldats et d'accélérer la victoire. La paix revenue, il est l'un des artisans de l'Office national des recherches scientifiques et industrielles et des inventions (ONRSII), fondé en 1922 et dont certains projets porteront sur l'hygiène industrielle.

Le début des années vingt constitue un moment de consécration. Breton est le titulaire du premier ministère de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociales entre janvier 1920 et janvier 1921. A ce poste, il inspire une politique nataliste, en créant notamment le Conseil supérieur de la natalité. Il est élu à l'Académie des sciences en novembre 1920 et devient sénateur du Cher peu après. Sa notoriété nouvelle ne lui fait pas oublier ses combats passés. En 1921, il soutient Albert Thomas et le Bureau international du travail, qui tentent d'imposer une convention internationale interdisant la céruse dans les travaux de peinture en bâtiment. Cette convention, adoptée en novembre, ne sera ratifiée par la France qu'en 1926. Jules-Louis Breton continue de s'engager en faveur de l'organisation de la science française. Il s'affirme à la tête de l'ONRSII et lance, en 1923, le premier salon des arts ménagers, censé concilier son intérêt pour la science, la technique et la famille. Les années 1930 seront difficiles. Battu aux élections sénatoriales de 1930, atteint d'une paralysie qu'il parvient à surmonter grâce à une machine, il conserve son activité à la tête de l'Office avant d'être mis à la retraite en 1936 sous la pression de certains scientifiques peu satisfaits de son action. Il décède à l'été 1940.

Certes méconnu, Jules-Louis Breton constitue une figure intéressante des réformateurs de la IIIe République. Même si son existence politique s'est traduite par une distance de plus en plus marquée par rapport à ses idées de jeunesse, il n'en a pas moins poursuivi durant toute sa carrière une action en faveur de la santé au travail.

  • 1

    Composée de philanthropes, de hauts fonctionnaires, d'hommes politiques et de savants, la "nébuleuse réformatrice" désigne les milieux réformateurs qui, dès la fin du XIXe siècle en France, vont tenter de résoudre les problèmes économiques et sociaux posés par la société industrielle grâce à une approche alliant rigueur scientifique et exigence démocratique.

  • 2

    L'interdiction de la céruse dans l'industrie de la peinture, par Jules-Louis Breton, Alcan, 1905.

  • 3

    Les maladies professionnelles, par Jules-Louis Breton, Alcan, 1911.

En savoir plus
  • Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice et ses réseaux en France, 1880-1914, sous la dir. de Christian Topalov, Editions de l'EHESS, 1999.