Justice : la pénibilité s'invite aux prud'hommes

par Aurore Moraine / avril 2011

Selon la Cour de cassation, un salarié déclaré inapte peut être indemnisé, même en l'absence de pathologie professionnelle, si l'employeur a failli à son obligation de sécurité de résultat. Un arrêt qui ouvre une voie vers la réparation de la pénibilité devant les prud'hommes.

Dans la famille des grands arrêts de la Cour de cassation existe une espèce rare : les décisions aux potentialités multiples, qui font avancer des causes et progresser des raisonnements. L'arrêt n° 2362 rendu par la chambre sociale de la Cour de cassation le 30 novembre 2010 est de ceux-là. Il s'invite dans le débat sur la pénibilité, jusqu'ici entre les mains du politique, franchement timoré sur le sujet. En l'occurrence, le juge n'a pas hésité à promouvoir une solution audacieuse, qui percute de plein fouet la problématique.

Une faute de l'employeur à l'origine d'une inaptitude

L'affaire concerne un intérimaire, soudeur inox. Son contrat de mission porte sur l'exécution d'un marché de carrossage de 300 camions citernes pour l'armée de terre. Pour ces tâches confinées et exposées aux fumées de soudage, la direction industrielle de la société, en lien avec le médecin du travail et l'inspecteur du travail, a prévu de mettre des masques à adduction d'air à la disposition des soudeurs et de soumettre ces derniers à un suivi médical d'exposition. Monsieur R. est engagé le 29 mars 2004, après confirmation de son aptitude médicale au poste. Mais le masque lui est fourni avec retard, le 9 avril. Le même jour, le premier prélèvement d'urine révèle un taux de chrome important. Un mois plus tard, un deuxième prélèvement confirme la contamination. Le médecin du travail décide alors de prononcer l'inaptitude de l'intéressé " à titre préventif ". En l'absence de poste de reclassement dans l'entreprise, il est mis fin à la mission du soudeur.

Trois mois plus tard, le taux de chrome redevient normal. Ce qui n'empêche pas monsieur R. de saisir le juge prud'homal pour obtenir une indemnisation au titre de la violation par l'employeur de son obligation de sécurité de résultat en matière de prévention des risques (voir encadré page 8). L'inaptitude ayant conduit à son départ de l'entreprise est due à une faute commise par la société, qui ne l'a pas équipé d'un masque dès le début de sa mission, alors qu'il travaillait à l'intérieur des citernes. La cour d'appel de Poitiers le déboute de sa demande, mais il obtient gain de cause devant la Cour de cassation, qui condamne l'employeur en invoquant l'obligation de sécurité de résultat dont il doit assurer l'effectivité. Sur le terrain de la prévention, l'employeur doit être irréprochable. Il doit tout mettre en oeuvre pour préserver la santé et la sécurité de ses salariés. Et depuis une dizaine d'années, les juges sont impitoyables.

Les extensions de l'obligation de sécurité de résultat

Les célèbres " arrêts amiante " de 2002 ont marqué le point de départ de la jurisprudence sur l'obligation de sécurité de résultat. L'employeur doit tout mettre en oeuvre pour préserver la santé physique et mentale et la sécurité des salariés. Ce qui vise concrètement des actions de prévention des risques professionnels, d'information et de formation, ainsi que l'organisation de moyens adaptés.

Pour Michel Blatman, conseiller à la chambre sociale de la Cour de cassation, ce concept, c'est aussi " l'histoire d'une migration " : " Initialement consacré dans le domaine des maladies professionnelles et des accidents du travail, c'est-à-dire relevant du droit de la Sécurité sociale et de l'indemnisation, il s'est déplacé progressivement vers la rupture du contrat de travail, la visite médicale de reprise, le harcèlement moral, le reclassement du salarié inapte, jusqu'au droit de retrait du salarié. " Selon ce magistrat, l'obligation de sécurité de résultat est " une technique de promotion de la santé au travail " et a permis " le passage de l'individuel au collectif et à l'organisationnel "

Les employeurs sont cernés. Ils peuvent être condamnés à indemniser le salarié, alors même qu'ils ont pris des mesures en vue de faire cesser des agissements de harcèlement moral (arrêt du 3 février 2010). " C'est assez décourageant, plaide Me Béatrice Pola, avocate de Renault dans l'affaire du suicide d'un salarié au Technocentre de Guyancourt. Même lorsqu'il agit activement pour éradiquer le problème, l'employeur est toujours tenu pour responsable. Or le risque zéro n'existe pas. "

Dans l'affaire du soudeur, la Cour suprême propose, sans l'affirmer explicitement, une alternative à l'insuffisance de la compensation de la pénibilité prévue par la réforme sur les retraites. En effet, la loi du 9 novembre dernier ne s'est guère montrée généreuse : pour pouvoir bénéficier d'un départ anticipé à taux plein dès 60 ans, l'assuré doit justifier d'un taux d'incapacité permanente égal au moins à 20 %. Des critères draconiens que les prochains décrets d'application devraient encore durcir (voir article page 17), incitant ainsi les salariés qui ne peuvent plus tenir face à des conditions de travail pénibles à se tourner vers la justice.

Aujourd'hui, des salariés exposés à de telles conditions mais n'ayant pas développé de pathologie peuvent être indemnisés. En témoigne une autre affaire jugée récemment par la Cour de cassation (arrêt du 6 octobre 2010). Une salariée, employée de service commercial et administratif, est affectée à la gare routière de Libourne. Au contact du public, elle éprouve un " sentiment d'insécurité et d'inconfort " du fait " de possibles actes de délinquance perpétrés par des personnes étrangères à l'entreprise ". Elle décide d'assigner son employeur devant la juridiction prud'homale et lui réclame des dommages-intérêts pour violation de son obligation de sécurité de résultat. Avec succès. " Les mesures prises par l'employeur pour assurer la sécurité de la salariée sur les lieux de travail n'étaient pas suffisantes ; les photos versées au dossier démontraient que les locaux de la gare routière n'étaient pas dans un état d'hygiène conforme à ce qu'un salarié peut normalement exiger ", assène la Cour de cassation, qui a rejeté le pourvoi formé par l'employeur.

Indemniser la perte d'emploi

" Il n'est pas nécessaire de justifier d'un préjudice pour obtenir la condamnation de l'employeur, commente Michel Ledoux, avocat au barreau de Paris. Peu importe la constatation d'une lésion corporelle ou mentale. Le préjudice est caractérisé par l'absence d'effectivité de l'obligation de sécurité de résultat et le risque de développer une pathologie. " Une analyse que partage Pierre-Yves Verkindt, professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne, pour qui cette évolution est fondamentale : " L'obligation de résultat peut désormais être réparée pour elle-même, indépendamment de ses conséquences : accident du travail, maladie professionnelle, rupture du contrat. On assiste à une "autonomisation" de cette obligation. "

A y regarder de plus près, ces décisions pourraient connaître des extensions non négligeables. Et s'appliquer à des situations encore plus marquées par la pénibilité. Dans l'arrêt du 30 novembre, le soudeur n'est pas malade, mais le risque de la maladie existe. L'employeur est condamné à l'indemniser parce qu'il a échoué dans la mise en oeuvre des mesures de prévention. Dans la logique qui est celle de la Cour, rien n'empêche de déplacer le curseur des accidents du travail et maladies professionnelles vers la perte d'emploi.

Les salariés fatigués, usés, peuvent être déclarés inaptes par leur médecin du travail parce que leur état de santé s'est fortement dégradé du fait de leurs conditions de travail. Travail de nuit, travail répétitif sous contrainte de temps, port de charges lourdes, risques psychosociaux... : le spectre des expositions conduisant à l'avis d'inaptitude est large. L'employeur est le plus souvent dans l'impossibilité d'offrir un poste de reclassement à ces salariés. Pour eux, le licenciement est alors inéluctable. Or, passé 50 ans, lorsque le travail a altéré la santé, les chances de retrouver un emploi sont faibles. D'autant plus que les seniors n'ont pas spécialement la cote dans les recrutements des entreprises. L'avenir professionnel pour ces salariés " cassés " est pour le moins sombre. Ils n'entrent pas dans le dispositif de cessation anticipée d'activité prévu par la réforme des retraites. Ils n'ont pas développé de pathologie particulière et ne peuvent donc être indemnisés au titre d'une maladie professionnelle reconnue dans un tableau. L'arrêt du 30 novembre leur donne quelques raisons d'espérer.

En effet, la perte d'emploi, doublée de la probabilité de ne pas retrouver un travail d'ici à l'âge de la retraite, constitue un préjudice que les juges pourraient bien reconnaître et décider d'indemniser. A condition que le lien entre la pénibilité et le licenciement soit démontré. Pour ce faire, une disposition de la loi sur les retraites fournit un outil précieux : la fiche individuelle d'exposition à un certain nombre de facteurs de risque, que l'employeur sera tenu d'établir à compter du 1er janvier 2012. Intégrée au dossier médical du salarié, cette fiche devra être remise à ce dernier à son départ de l'entreprise. Pour Michel Ledoux, l'évolution est en marche : " Un salarié peut désormais demander des dommages-intérêts sur la base de la pénibilité, nouveau risque professionnel. Le lien entre la perte d'emploi et la pénibilité est objectivé par la fiche individuelle. " Autrement dit, la preuve ne sera pas difficile à administrer. Le contentieux est appelé à se développer devant le juge prud'homal, ce qui est nouveau.

Un nouveau front judiciaire

Classiquement, le contentieux lié la santé au travail se déploie devant les tribunaux des affaires de Sécurité sociale (Tass), ce qui suppose au préalable la reconnaissance d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle. L'indemnisation est alors limitée à certains préjudices. Rien de tel dans la configuration décrite plus haut. Le salarié va s'adresser au juge prud'homal, qui n'est pas limité dans l'étendue des préjudices. Un nouveau front judiciaire est en train de s'ouvrir. " L'obligation de sécurité de résultat peut être sanctionnée en dehors des Tass, confirme Jean-Paul Teissonnière, avocat au barreau de Paris. Le juge prud'homal est le juge des conditions de travail et peut indemniser tout ce qui n'est pas indemnisable devant les Tass, que ce soit une perte d'espérance de vie ou encore la pénibilité. Il peut être saisi au moment de la rupture du contrat, du départ en retraite, et même, ce qui est assez novateur, en dehors de toute rupture. "

L'indemnisation pourrait alors se faire au prix fort, sur la base de l'absence de salaires d'ici à l'âge de la retraite, et provoquer un intéressant renversement de logique. Sensibles à l'argument financier, les employeurs n'auraient plus aucun intérêt à licencier. Beaucoup trop cher. Au contraire, la mise en place d'une politique efficace de prévention de la pénibilité serait infiniment plus rentable pour les entreprises. Et les salariés retrouveraient l'espoir de conserver leur emploi jusqu'à la retraite. Les juges auraient-ils trouvé la bonne entrée pour la pénibilité au travail ? Un dispositif " gagnant-gagnant " ? L'avenir le dira, mais l'arrêt du 30 novembre 2010 pose des fondements juridiques solides à de telles perspectives.