© NATHANAËL MERGUI / MUTUALITÉ FRANÇAISE
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La grande pagaille des dossiers médicaux

par Joëlle Maraschin / octobre 2011

Salariés, ne misez pas sur votre dossier médical en santé au travail pour faire valoir vos droits ! S'il n'a pas été détruit, il peut être inutilisable, faute d'avoir été bien conservé. Et son contenu est souvent lacunaire. Enquête.

Le dossier médical en santé au travail (DMST) devait être un outil de veille sanitaire et de traçabilité des expositions professionnelles. C'est raté ! Notre enquête, réalisée auprès d'une douzaine de médecins du travail adhérents du Syndicat national des professionnels de la santé au travail (SNPST) et de deux médecins-inspecteurs régionaux du travail, montre de sévères lacunes dans la conservation et le contenu de ce document médico-légal.

Tenu par le médecin du travail, le DMST permet de recueillir et de conserver des informations nécessaires au suivi médical des salariés. La Haute Autorité de santé (HAS) a ainsi publié début 2009 une série de recommandations pour améliorer la qualité des informations recueillies afin d'évaluer le lien entre l'état de santé du travailleur et ses conditions de travail tout au long de sa carrière. Le DMST devrait pouvoir aider les salariés à bénéficier de certains droits, comme le suivi médical postprofessionnel après exposition à un produit cancérogène, mutagène ou reprotoxique (CMR) ou encore la reconnaissance d'une maladie professionnelle. Et l'enjeu du dossier médical s'est encore renforcé avec la réforme des retraites et la compensation de la pénibilité. Déjà fort restrictif, le dispositif prévoit une cessation anticipée d'activité dès lors que les salariés ayant un taux d'incapacité compris entre 10 % et 20 % pourront justifier d'au moins dix-sept années d'exposition à des travaux pénibles.

Une expérimentation pour la traçabilité des CMR

Suite au rapport Lejeune de l'Inspection générale des affaires sociales (Igas) sur la traçabilité des expositions professionnelles, la branche accidents du travail-maladies professionnelles de la Sécurité sociale a lancé en 2009 une expérimentation visant à tester la mise en oeuvre d'un entrepôt informatisé de données.

Sur la base du volontariat, les entreprises qui le souhaitent ont depuis cet été la possibilité de déclarer en ligne sur un site dédié1 les produits cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques (CMR) qu'elles utilisent. Dans l'attente d'un accord entre les partenaires sociaux à l'horizon 2013, il s'agit de les habituer à déclarer par ce moyen les expositions professionnelles de leurs salariés. Aucune mesure de coercition n'est prévue. Ni les agents des caisses d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat, ex-Cram), ni les inspecteurs du travail n'ont pour le moment accès au site. Avec l'accord de l'employeur, les médecins du travail peuvent cependant lire les informations. Actuellement, ce site expérimental est réservé aux CMR les plus dangereux, de niveaux 1 et 2, mais il pourrait être élargi à l'ensemble des facteurs de pénibilité.

Responsable du projet, Xáng Lê Quang, ingénieur chimiste à la Carsat Bourgogne-Franche-Comté, a constaté l'impossibilité d'assurer la traçabilité à partir des dossiers médicaux en santé au travail informatisés. " Les logiciels utilisés sont trop différents d'un service de santé au travail à l'autre, ce qui ne permet pas les échanges de données ", précise-t-il.

Des durées de conservation pouvant aller jusqu'à cinquante ans

" Le dossier médical était essentiellement un outil pour la pratique clinique du médecin du travail, observe Nicolas Sandret, médecin-inspecteur du travail en Ile-de-France. Aujourd'hui, c'est aussi un document médico-légal pour le salarié, afin de lui permettre de retrouver la trace de ses expositions professionnelles. C'est le seul document pour lequel il existe quelques obligations de conservation. " La conservation des dossiers médicaux est sous la responsabilité du médecin du travail, voire du médecin-inspecteur pour les dossiers CMR en cas de fermeture de l'entreprise. Comme pour tout dossier médical, les services ont depuis la loi du 4 mars 2002 obligation de communiquer une copie de son dossier à toute personne qui en ferait la demande (voir " Repères "). Le Code du travail prévoit des durées de conservation qui peuvent aller jusqu'à cinquante ans pour certaines expositions professionnelles (agents biologiques pathogènes, produits CMR, rayonnements ionisants...). En dehors de ces risques, il n'existe pas de durée de conservation réglementaire.

Repères

Conformément à la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, le Code de la santé publique, dans son article L. 1111-7, stipule que " toute personne a accès à l'ensemble des informations concernant sa santé " et qu'elle peut " accéder à ces informations directement ou par l'intermédiaire d'un médecin qu'elle désigne et en obtenir communication ", dans des conditions définies aux articles R. 1111-1 et suivants.

D'après les témoignages recueillis auprès de notre échantillon de médecins du travail, les pratiques diffèrent beaucoup quant à la durée et aux moyens mis en oeuvre pour l'archivage des dossiers. Dans quelques services, les dossiers papier sont gardés sans restriction de durée. Ils peuvent être archivés dans une pièce dédiée, facilement retrouvables, mais parfois aussi entassés dans différentes armoires dispersées dans les bureaux. Retrouver le dossier d'un salarié peut vite devenir un exercice de haute voltige. Dans un service, les dossiers conservés dans une cave se sont dégradés à cause de moisissures. Irrécupérables, ils ont dû être jetés. Par manque de place, quelques directions ont aussi pris le parti de détruire après cinq ans les dossiers des salariés non exposés à des risques professionnels reconnus. De gros services de santé au travail ont fait le choix de sous-traiter l'archivage des dossiers à des sociétés privées. Les médecins interrogés ne sont pas en mesure de préciser les conditions de conservation à long terme. Dans un autre service, c'est son président - un employeur - qui a décidé de transférer les anciens dossiers médicaux dans un entrepôt près de son usine. Pourtant, les DMST contiennent des informations de santé strictement confidentielles, couvertes par le secret médical.

L'informatisation des dossiers adoptée par de nombreux services ne semble pas non plus être la solution miracle, loin de là. Pierre Abecassis, médecin-inspecteur du travail en Bourgogne, cite par exemple le cas de dossiers informatisés de plusieurs milliers de salariés exposés à des risques chimiques. " Ces documents semblent actuellement inexploitables, car le programme ou le langage utilisés ne sont plus disponibles ", déplore-t-il. Jean-Michel Domergue, médecin du travail en Ile-de-France, s'est aussi vu répondre que des dossiers informatisés dont il demandait la transmission n'étaient plus exploitables en raison d'un changement informatique.

Des données cliniques sans intérêt

Compte tenu de la mobilité de plus en plus forte des salariés, il est important que les dossiers médicaux puissent être transmis entre médecins du travail pour assurer la traçabilité des expositions tout au long d'une carrière. La plupart des médecins du travail font à ce titre signer une autorisation de transmission aux salariés qu'ils reçoivent lors d'une visite d'embauche. Pour autant, rares sont ceux qui font la démarche de demander une transmission des dossiers. Annie Deveaux, médecin du travail dans un petit service en Rhône-Alpes, s'étonne d'avoir aussi peu de demandes de ses confrères. Sur un effectif suivi de 2 500 salariés, elle a ainsi comptabilisé seulement 36 demandes de dossier en dix-huit mois par d'autres services de santé au travail. Convaincue que la consultation des dossiers antérieurs permet de mieux suivre les salariés, elle a, quant à elle, effectué 76 demandes de transmission au cours des mois de juillet et août. De façon générale, les dossiers demandés sont transmis. " Un service m'a cependant répondu que le dossier archivé ne pouvait m'être transmis qu'en cas de conflit juridique de la salariée avec son ancien employeur ", précise-t-elle. Plusieurs médecins du travail interrogés disent ne pas avoir de temps à consacrer à la demande des dossiers des emplois antérieurs. " Pourquoi feraient-ils ce travail supplémentaire, quand ils savent qu'il n'y a le plus souvent rien dans les dossiers ? ", commente Jean-Michel Domergue. Mis à part quelques données cliniques sans intérêt, comme le poids, la taille, des RAS (" rien à signaler ") griffonnés dans les commentaires, la grande majorité des dossiers médicaux ne comporte que très peu d'informations sur les expositions professionnelles des salariés. " Neuf fois sur dix, les dossiers sont totalement inutiles et inexploitables, il n'y a aucune mention des expositions, surtout pour ceux de plus de dix ans ", témoigne Odette Mariani, médecin du travail dans le Sud-Ouest. Aussi des médecins préfèrent-ils s'en tenir à un curriculum laboris déclaré par les salariés. Même si ces derniers ne sont pas tous au courant des risques auxquels ils peuvent avoir été exposés.

Difficile de récupérer les fiches d'exposition

Selon plusieurs témoignages, nombre de services utilisent encore d'anciens modèles de dossier médical, où ne figurent que les seules données cliniques. " Ce sont essentiellement des dossiers médicaux d'orientation biologique de la main-d'oeuvre, très éloignés des recommandations de la HAS ", tempête un autre médecin francilien.

Quant aux dossiers informatisés commercialisés sur le marché, ils sont souvent imposés aux médecins par les directions des services, sans concertation et surtout sans prise en compte de l'ensemble de leurs missions. " Les programmes sont avant tout conçus pour alimenter le rapport annuel du médecin du travail, l'intérêt est plus que limité ", estime Benoît de Labrusse, médecin du travail dans le Sud-Est. En clair, il s'agit de cocher des cases encore plus rapidement, voire d'enregistrer d'un seul clic une consultation " type " pour garantir qu'un salarié a bien été vu. Quant aux fiches individuelles d'exposition, lesquelles doivent théoriquement être remplies par les employeurs et adressées aux médecins du travail, elles sont absentes des dossiers dans la grande majorité des cas. En dépit de leurs demandes, les médecins du travail disent avoir toutes les peines du monde à récupérer ces fiches auprès d'employeurs négligents, ou peut-être peu enclins à signaler les risques professionnels auxquels sont exposés leurs salariés.

Compte tenu de la piètre qualité actuelle des dossiers médicaux de santé au travail, certains professionnels considèrent qu'il est illusoire, voire dangereux, de faire porter la traçabilité des expositions professionnelles sur les seules constatations des médecins du travail. " Il ne faudrait pas que l'on oppose au salarié l'absence d'expositions professionnelles au motif que cela n'aurait pas été noté par le médecin dans le dossier ", pointe notamment Annie Ribault, médecin du travail en Bretagne. Avec les nouvelles dispositions permettant un départ anticipé en retraite, des médecins craignent que les dossiers médicaux puissent être instrumentalisés par les uns ou les autres dans les conflits qui ne manqueront pas d'éclater autour de la reconnaissance des facteurs de pénibilité. Mais pour Nicolas Sandret, la mise en place du dispositif est sans doute l'occasion de sensibiliser les salariés et les médecins du travail aux enjeux du dossier médical. Car plus les salariés s'approprieront leur dossier et en demanderont la copie, plus la qualité des informations recueillies par les médecins devrait s'améliorer.