La médecine du travail victime de sa réforme

par Isabelle Mahiou / janvier 2014

La réforme de la médecine du travail de 2011, loin de faciliter la tâche des professionnels, a renforcé l'emprise des directions des services de santé au travail sur leur activité. Avec des risques de dérives. Enquête sur le terrain.

Plus de deux ans après la réforme contestée de la médecine du travail, où en est-on ? Le ministre du Travail a annoncé qu'un bilan de son application serait tiré au début de cette année, avec un rapport présenté au Conseil d'orientation sur les conditions de travail. Mais sur le terrain, des acteurs confirment déjà certains écueils. Notamment sur le fonctionnement des services de santé au travail interentreprises (SSTI). La réforme de 2011 était censée l'améliorer, avec pour objectif principal de permettre aux SSTI de remplir leurs obligations, en particulier en matière d'examens médicaux réglementaires, dans un contexte de pénurie de médecins du travail. Or, sur cette question, la mise en oeuvre de la réforme s'accompagne d'interprétations et de pratiques diverses.

Repères

La réforme de 2011 de la médecine du travail prévoit la signature d'un contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (Cpom) entre le service de santé au travail interentreprises (SSTI), la direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi (Direccte) et la Caisse d'assurance retraite et de santé au travail (Carsat). Ce Cpom inscrit le programme d'action du SSTI dans les priorités des politiques publiques de santé au travail. Il nécessite l'agrément du SSTI, accordé pour cinq ans par la Direccte, en fonction notamment du projet de service présenté par le SSTI.

Ainsi, pour pallier le manque de médecins et assurer la régularité des visites, la loi a fait entrer officiellement les infirmiers dans les SSTI. Résultat : "Le recours aux infirmiers se justifie dans des contextes où il y a une vraie pénurie. Mais des services en ont pris prétexte pour recruter en masse afin de faire des économies et diminuer le coût de la santé au travail", explique Gabriel Paillereau, responsable d'Ephygie, cabinet de conseil en santé au travail. Instaurer des entretiens infirmiers avec les salariés permet en effet de réduire la fréquence des examens réalisés par le médecin sans diminuer l'effectif qu'il doit suivre, voire en l'augmentant.

Dans le cas général, le salarié a une visite tous les deux ans, alternativement avec un médecin et un infirmier. Le travail avec un infirmier "libère du temps pour des actions en milieu de travail ou auprès de salariés en difficulté", assure Hélène Ruck, médecin du travail à Châtellerault (Vienne). Toutefois, nuance Françoise Méritet, qui pratique à Angers (Maine-et-Loire), "les visites périodiques permettent de prendre le pouls de l'entreprise, de déceler des difficultés. Il faut vraiment partager avec les infirmières si on veut garder cette connaissance individuelle qui permet ensuite d'aller vers le collectif".

Confusion des rôles et des missions

En outre, l'intervention de l'infirmier devrait être encadrée, sous la responsabilité du médecin et selon des protocoles précis. Ce n'est pas toujours le cas. "Nous avions réfléchi au rôle de l'infirmier : quelles tâches lui déléguer, comment travailler avec lui... Mais la direction a repris la main. Il s'agit avant tout pour elle de lui confier des entretiens périodiques pour que les adhérents soient satisfaits", raconte ce médecin, qui a préféré quitter son service. Sans compter, ajoute Gabriel Paillereau, que "des services entretiennent la confusion : ils n'informent pas leurs entreprises adhérentes et les maintiennent dans l'ignorance". Le salarié s'adresse à un professionnel qui n'a pas la protection dont bénéficie le médecin, dont l'avis ne lui apporte aucune garantie et dont l'attestation de visite ressemble parfois à s'y méprendre à celle du médecin.

Du côté des intervenants en prévention des risques professionnels ou IPRP (ergonomes, psychologues, préventeurs...) et des assistant(e)s de service de santé au travail (ASST) - métier apparu avec la loi et souvent exercé par d'anciennes secrétaires médicales -, les interrogations ne sont pas moindres. "Ils sont plus dépendants de la direction et écartelés entre celle-ci et le médecin du travail, censé devenir l'animateur de l'équipe pluridisciplinaire de santé au travail", note Bernard Salengro, responsable du syndicat CFE-CGC des médecins du travail. Il arrive qu'ils soient embarqués dans des actions d'assistance à l'employeur, peu compatibles avec une expertise indépendante. Car les IPRP peuvent intervenir à la demande d'un employeur sans passer par l'équipe. "Malgré notre opposition exprimée dans un avis de la commission médico-technique, il est ainsi arrivé qu'un IPRP de notre service tienne la main à un employeur dans l'élaboration de son document unique d'évaluation des risques. Cela illustre les dérives possibles", témoignent des médecins de Châtellerault. Et les tensions potentielles.

Sur ce point, "la loi n'a pas mis de verrou", indique Dominique Boscher, médecin du travail à l'ACMS, un SSTI francilien. Les limites tiennent à celles que se donnent les services eux-mêmes. Au Gimac, autre SSTI en Ile-de-France, toute demande de mission à un IPRP devrait faire l'objet d'un examen conjoint avec le médecin du travail. Pas toujours simple. Dans cet autre service, les assistantes refusent leur rattachement au pôle médical et les IPRP à bac + 5 ne vivent pas bien d'avoir à avertir le médecin. Ailleurs, ce sont des médecins qui sont réticents à travailler en coopération... "Le métier change, il faut apprendre à animer une équipe, ce n'est pas évident pour tous", considère Dominique Boscher. Pour Gabriel Paillereau, "dans la réalité, l'équipe pluridisciplinaire n'a pas pris son envol car on n'a pas vraiment réglé les problèmes de relations en son sein".

"Patron" de l'ensemble du personnel

Une autre série d'ambiguïtés tient au nouveau statut du SSTI et aux modifications apportées aux instances qui le composent. Ainsi, la mission dévolue au SSTI dans les textes est devenue identique à celle confiée au médecin du travail : "éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail". Dans le même temps, la fonction de directeur de SSTI se voit reconnue et prévue dans le Code du travail. Chargé de mettre en oeuvre la politique du service, il est le responsable hiérarchique de tout le personnel. Certes, dans le respect de la déontologie des professionnels de santé et de l'indépendance des médecins. Mais "il acquiert une existence, sur le terrain, il est le patron", affirme Gabriel Paillereau.

Certains directeurs se prévalent de cette reconnaissance pour prendre la main sur le projet de service. La rédaction de ce dernier et les pratiques qui l'entourent constituent en effet un enjeu. Pivot du contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens (Cpom), qui lie désormais le SSTI à l'Etat et à la Sécurité sociale, ce projet qui définit les orientations du service est déterminant dans le renouvellement de son agrément (voir "Repères"). Et pour l'activité des professionnels qui y travaillent. Il est élaboré par la commission médico-technique (CMT). Auparavant dominée par les médecins du travail, ce qui lui garantissait une forme d'indépendance face aux directions des services, cette instance est devenue un lieu de dialogue élargi, où sont représentées toutes les catégories de personnel, qui siègent en présence du président du conseil d'administration ou de son représentant.

"Le plus souvent, les projets de service ne prennent pas appui sur les besoins du bassin d'emploi. On ne part pas des constats des médecins du travail ou des CHSCT, on se contente de courriers aux employeurs pour connaître leurs besoins", observe Jean-Michel Sterdyniak, secrétaire général du Syndicat national des professionnels de santé au travail. Si, à ses yeux, l'élaboration par la CMT est un point positif, "dans la plupart des cas, elle est présidée par le président du CA, avec un règlement intérieur qui ne permet pas aux professionnels de travailler". Rien ne dit pourtant dans les textes que le président du CA ou le directeur doit la présider. Quant au nombre de médecins membres de la CMT, en raison d'une ambiguïté présente dans les textes et selon le quota pris en compte, ils peuvent s'y retrouver minoritaires.

Au Gimac, la CMT s'est dotée des moyens de construire un projet de service conforme aux priorités des professionnels de santé. Un règlement intérieur en définit le fonctionnement, avec une éthique et une déontologie réaffirmées, une approche en équipe interdisciplinaire et la présidence confiée à un médecin du travail. Ce dernier est le "seul salarié à même de porter le projet devant les représentants employeurs au CA, en raison de son indépendance", estime un médecin du travail de ce service, qui évoque aussi un contexte tendu, avec "des tentatives de contournement par la direction et la menace de contester le projet en justice". A Châtellerault, les médecins sont aussi les chevilles ouvrières du projet, qui est discuté ensuite en CMT, où ils sont majoritaires, puis approuvé par le directeur. A l'ACMS, la direction s'est appuyée sur la consultation des secteurs et le recensement des risques par les médecins, puis sur un travail thématique de la CMT. "Le projet nous a été soumis après rédaction par la direction. Celle-ci ne perd pas la main, mais elle a une volonté de donner vie à la réforme. Et la Direccte [direction régionale des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l'Emploi, NDLR] est très attentive à l'agrément de ce très gros service", relate Dominique Boscher. Pour Henri Forest, secrétaire confédéral à la CFDT, "médecins du travail et préventeurs doivent apprendre à travailler ensemble et avec le directeur. Ils ne décident pas seuls : le projet de service est préparé par la CMT et adopté par le CA. C'est une volonté partagée des partenaires sociaux".

"Un paritarisme mal équilibré"

Du côté des structures de gouvernance des SSTI, les nouvelles règles du fonctionnement paritaire ne tiennent pas non plus forcément leurs promesses. Du moins pour le moment. Au CA, les représentants de salariés des entreprises adhérentes désignés par les syndicats sont désormais à égalité avec ceux des employeurs adhérents au SSTI, mais ces derniers gardent la présidence avec une voix prépondérante, tandis que les premiers héritent du poste de trésorier. "Un paritarisme mal équilibré, sur lequel nous avons exprimé des réserves", rappelle Henri Forest. Il y a, poursuit-il, "une grande réticence à transmettre aux administrateurs salariés l'information qu'ils doivent recevoir. Leur présence à l'assemblée générale n'est pas non plus acquise". Or celle-ci reste souveraine. Quant au fonctionnement du CA, "il est bien souvent contourné par des décisions prises ailleurs, par exemple dans un bureau avec vice-président et vice-trésorier patronaux", déclare Bernard Salengro.

Difficile dès lors pour les représentants des salariés de remplir pleinement leur mission, y compris dans la commission de contrôle, au rôle consultatif. Celle-ci est composée aujourd'hui aux deux tiers de représentants des salariés. "Elle a besoin de faire sa place", juge Maurice Demuynck, responsable santé-conditions de travail à la CGT Ile-de-France Alain Alphon-Layre, en charge de ces questions au niveau confédéral à la CGT, pointe une double difficulté : "Faire respecter le nombre de représentants dans les instances, et là, la Direccte ne joue pas complètement son rôle de contrôle ; et trouver des représentants." Il y a en effet des carences pour les postes de trésorier. "Pour un représentant d'organisation syndicale, avoir un poste à responsabilité dans une association d'employeurs, ça n'a rien d'évident", souligne Maurice Demuynck. En plus de la formation technique dispensée de façon variable par les SSTI, les syndicats soutiennent leurs mandatés via des formations propres. Mais pour les trésoriers, la question est plus complexe. "Il faut des gens compétents, une formation spécifique, analyse Bernard Salengro, et pour tous un statut protecteur du type administrateur de caisse de Sécurité sociale Une nécessité pour susciter les vocations et éviter le turn-over